Doléances

Juillet 2026 - Café Le Daylight - 7h10

Ça commence comme ça.
Le son de la pluie qui cascade sur les gouttières et le silence gêné de quelques raclements de gorge.
Premier client, premier service.
Au dehors la pluie tombe drue et fine, une pluie d’autonome même si nous entamons l’été. C’est comme ça ici à Little Hell, l’hiver est un long requiem, l’été à peine un jour moins mauvais qu’un autre.
Je prends mon temps, cette demi-heure qui succède l’aube est à moi. La vie commence à s’étirer au dehors, elle grouille d’un sommeil non assumé alors que nous, nous ne dormons pas. Le repos, il n’est qu’éternel ici, le reste c’est juste du travail. Ça commence comme ça, c’est toujours la même rengaine, une vie millimétrée par un rituel, par des logiques, un parfait algorithme qui va et vient en se répétant.
Chaque jour de travail en vomit un suivant, il s’adultère de nuances parfois mais les logiques, les mots et les actes restent les mêmes, invariablement.
Je tourne la cuillère dans la tasse de mon café avec lenteur, l’esprit embourbé dans mon palais mental. Le café est désert, à cette heure bien trop jeune même pour les alcooliques, il est désert et le patron sait qui il sert et où est son intérêt.
Drivestreet commence à s’agiter doucement, j’observe avec une certaine froideur par la vitrine la vie au dehors qui s’écoule, certain diront que c’est risqué de s’exposer ainsi mais personne ne peut réellement me surprendre et surtout personne n’oserait. La criminalité de Little Hell repose sur la régulation des intérêts et l’équilibre des forces en présence, ceux qui ont compris ce schéma de fonctionnement savent que la priorité reste l’inertie de ce système, les autres, tête brulées ou ambitieux finissent inévitablement en composte pour les poissons de la baie. Faire basculer un domino, rien de plus simple puisque personne n’est ni immortel ni irremplaçable, mais la chute en entraine inévitablement d’autres et là…c’est plus compliqué et les complications, la rue et ses lois détestent cela.
On ne parle pas des lois de « la haut », ici elles n’ont pas réellement cours. Ici dans les Ingleside, les familles règnent et imposent une sorte de pax Romana où tout le monde y surveille tout le monde et où surtout le moindre vol est réglementé au nom une fois de plus du « bien commun ». Notre bien.
Ca commence comme ça, donc, par le briefing du début de la journée. J’écoute assis à ma table et ils parlent, à tour de rôle pour me donner les nouvelles de la nuit, les échos des rues et les mouvements des autres familles. Je donne des directives de plus haut, si j’en ai puis à mon tour je laisse le quartier pour rejoindre le QG des O Neil et prendre mes ordres avec les autres capots, s’il y en a. Rien de notable aujourd’hui en fait, avant que l’un d’eux. Keith, un grand déglingué à la physionomie de junkie mais qui sait avoir l’œil sur les affaires et surtout le sens de l’urgent n’intervienne.

- Encore une chose. J’ai une « doléance » provenant d’un externe. Ca vient des Lake.

Une doléance ? Vraiment ? Quelqu’un qui cherche à s’adresser directement à la famille ? C’est inhabituelle et encore plus venant d’un externe, c’est-à-dire de quelqu’un qui n’habite pas la cité. Mais si Keith aborde le sujet, c’est qu’il ne s’agit pas d’une chose qu’il peut régler seul ou d’un fait mineur. Je lui fais signe du geste de la main de poursuivre.

- Il s’agit de business. Le type débarque d’Australie, il est du milieu. Il cherche certaines denrées et voudrait mettre en place un protocole au nom de sa famille.

Je dépose la tasse avec lenteur.

- Le commerce extérieur n’est pas notre domaine, est-ce qu’il a approché les Ramsosky, les Stein ou les Tang ?

- Probable, c’est une doléance, rien de plus…le mec veut qu’on l’écoute il propose des garanties.

- Lesquelles ? Quelles foutues garanties peut bien présenter un mec du dehors ?

- Il dit qu’il parle au nom des Morlok.

Voilà qui change la donne. Tout le milieu connait l’organisation qui tient le pavé du continent dévastée de l’Australie parce qu’elle s’étend comme un cancer sur d’autres continents. Il fallait bien qu’elle finisse par tendre une poussée ici aussi. Je prends le temps de la réflexion, c’est une affaire complexe.

- Combien ils sont ?

- Je n’ai vu qu’un mec et une nana, style ado qui semblait lui servir de garde du corps. Le mec a dit s’appeler Grudge, rien de plus.

Il faut être sévèrement atteint pour débarquer dans la poudrière de Little Hell avec sa bite et son couteau et prétendre parler au nom des Morloks. Ces deux gus sont soit complètement marbrés soit et je le suppose, réellement redoutables. En tout cas, voilà une doléance qu’on ne peut pas écarter d’un geste comme on balaye une mouche à merde d’un beau fruit.

- Bon….tu creuses sur ce gars, avant ce soir je veux toutes les infos possibles sur ce type, comment il est arrivé là et ce qu’il est. Vois avec Jake et Frank des LittleRed, ils ont un bon réseau d’infos à l’international, prends Jane avec toi en renfort….Voyez la gamine aussi, les petites sont souvent les plus dangereuses. Philas, de ton coté, tu vois si les autres familles ont été approchées. C’est peut être trois fois rien mais c’est peut être énorme aussi. On surveille les Morloks depuis 5 ans, c’est une priorité rouge. Ça touche tout le business et donc tout little hell. Faut pas se louper.

Je replonge dans mon mutisme alors que les hommes prennent le mouvement.
L’équilibre.
Il doit être maintenu coute que coute, faire entrer une nouvelle sardine dans une boite en métal déjà pleine, forcément ca va foutre une merde noire.
Dehors il pleut….encore et toujours.
Ca commence aussi par ça.
La pluie.

Deux Jours plus tard, lieu identique.

- Non, on ne peut pas dire que je suis dépaysé…J’ai quelques expériences de ce genre de tractations et « négociations »…Et la solution réside bien souvent à faire converger des intérêts dans une collaboration mutuelle et profitable à l’un et l’autre…je sais, je sais je parle comme un putain de politicien monsieur Barrow mais tout est devenu politique à notre époque, le moindre souffle rauque d’une pute, la moindre dose de came qui passe d’une poche à l’autre, la plus simple des mallettes bourrées de fric que passe d’une main à l’autre, inutile de faire des plans sur la comète…mes employeurs ont des objectifs qui bien souvent m’échappent, je ne suis qu’un messager….un simple rouage, comme vous ici….

Il semble pensif un bref instant, puis lève un regard vers moi. C’est un homme intelligent et calculateur, peut-être pas le meilleur interlocuteur pour ce genre de travail mais les O Neil sont un élément d’un tout, un élément qui m’intéresse pour mettre en place notre stratégie, si Max Barrow est un obstacle à cela, il faudra le contourner ou l’abattre, mes ordres sont clairs.

- Simple Rouage ? Voyons voyons….Monsieur Kenneth, vous vous dépréciez. Vous n’êtes en rien un simple rouage…Vous êtes l’un des héros anonymes de la guerre mutante, mais vous n’étiez pas dans le meilleur des camps selon l’opinion public…En dehors de cette ville, votre tête est toujours mise à prix pour terrorisme génétique, je gage que vos relations familiales vont permettent une certaine liberté ici à New Heaven mais ces même relations vous empêchent aussi de faire le moindre esclandre…C’est une position assez inconfortable qu’est la vôtre…A se demander pourquoi envoyer un chien si il est tenu en laisse et ne peux se contenter que de faire le beau sans mordre ?

J’esquisse un sourire satisfait avant de tirer sur ma cigarette pour en exhaler une bouffée de fumée, ce fils de pute à bien fait ses devoirs, nous tournons autour de la négociation, il jauge.

- Sous estimez-vous la capacité des Morlocks à savoir quels risques ils prennent ? C’est justement parce que mes mains sont liées ici que je peux m’y rendre et m’y mouvoir sans avoir à me justifier auprès des autorités, j’ai l’oreille de la Justice et je sais les mots à lui murmurer, vous en êtes à courber l’échine devant elle, moi je lui parle d’égal à égal. Et puis de vous à moi, le temps des morsures, je laisse ça à d’autres, d’autres beaucoup plus impitoyables que celui que je fus jadis.

Je me redresse sur ma chaise sentant derrière moi par un bruit d’étoffe, Dusk croiser les bras sur sa poitrine en une pause de cariatide protectrice. Max comprend le message levant les yeux sur elle un bref instant avant de se resservir en silence un verre de bourbon.

- Il faudra plus qu’une « femme de main » pour se frayer un chemin à la machette dans la jungle du outer, sans vouloir vous manquer de respect ni à vous, ni à votre…hum…garde du corps.

Je souris, un sourire amusé de circonstance.

- Je sais parfaitement où je mets les pieds, par contre ma jeune acolyte aime les mettre dans la gueule des opportuns un peu trop collants, excusez son geste, j’espère que cet incident n’entache en rien la nature de nos discussions.

Les armoires à glace derrière lui esquissent des mouvements d’humeur, il faut dire que Dusk à malmener assez vertement les deux rigolos qui nous avaient pris en filature, assez pour les envoyer tous deux à l’hôpital en se disant qu’au fond ils avaient eu de la chance.

- Oh ? Pas d’inquiétude, ces imbéciles ont manqué de finesse dans leur filature, ils n’ont eu que ce qu’ils méritent. Nous ne pouvions pas savoir que nous nous frottions de trop prêt à un sbire du grand Magneto….ça impose un certain respect et…une grande prudence dans les actes présent…(il fait une pause, plantant son regard dans le mien)…ET futurs..

Bien, je crois qu’il est temps de fixer certains axes afin que la discussion puisse prendre une orientation que je désire.

- Monsieur Barrow, entendons-nous bien…La Confrérie et Magnéto sont morts et enterrés….et l’idéal naïf des X men avec lui…La mutation est un enjeu qui n’a plus d’importance, à peine une donnée sur un jeu complexe que d’autres que vous et moi ont pris en main. New Heaven stagne dans un passé d’apparence et d’illusion. Le rêve mutant….c’est une illusion. Les enjeux sont hors de cette cité et camouflés au plus profond de son sein. Je suis ici pour parler d’avenir et certainement pas pour agiter l’épouvantail d’une « révolution mutante » , dépassée et définitivement hors de propos, croyez nous la dessus.

Max plisse les yeux, mes mots l’ont interpelés, il semble réfléchir avant de porter son verre à la main.

- Pourtant, la « révolution mutante » c’est l’ambition des Morlocks, non ?

- Une ambition affichée, les chiens ont besoin de lièvres pour déployer leur vitesse. Le peuple a besoin d’enjeux qu’il puisse comprendre. Cela nous dépasse vous et moi, l’enjeu est ailleurs, tout n’est qu’illusion comme dans cette ville, surtout dans cette ville.

- Monsieur Kenneth, vous auriez  peut-être du vous en ouvrir directement à l’un de mes supérieurs…

- Et pourtant c’est de vous dont j’ai besoin, votre famille et ses entrées, et si je m’adresse à vous c’est pour limiter l’interaction directe avec elle. Si j’avais rencontré l’un des frères O Neil, les autres familles auraient voulu prendre part aux tractations en vertu de la loi de l’équilibre….mais pour une opération commerciale mineure, d’intermédiaire à intermédiaire….c’est inutile.

Il fait une pause, assez longue avant de conclure.

- Il y aura donc un deal…dans le deal ? Est-ce de cela dont il s’agit ?

- Il y aura en effet l’affiché…et l’officieux.

Un fin sourire déforme son visage, d’un geste il fait signe à ses sbires

- Laissez-nous seuls.

Je me tourne vers Dusk en murmurant.

- Vas nous attendre à côté.

Son visage exprime le mécontentement, une moue de contrariété que je connais tout à fait, c’est un refus sans mot.

- Dusk….

Elle jette un regard oblique à Max qui par défit je suppose lui fait un clin d’œil appuyé, puis elle se décide à bouger. Nous attendons tous deux que nos troupes laissent place au silence avant que Max se décide à se resservir me proposant un verre que j’accepte en inclinant la tête. Puis il murmure.

- Bien….Qu’est-ce que les O Neil peuvent vous apporter, cher Monsieur Kenneth ?

dusk: