La nouvelle apprentie de l'empereur Paynepatine [Jade]

Grosse journée que celle de miss Payne ! En général elle avait des trucs à faire mais là, ce jour-là spécifiquement, c'était quand même bien le bordel, j'vous l'dis. D'habitude elle commençait la matinée en douceur avec une petite mise à jour, lecture rapide des rapports des directeurs de recherche, éventuellement un ou deux courts meetings avec les business units en cas de besoin. L'aprem' était déjà sacrément plus agitée : elle devait s'occuper des demandes des divers départements, les trucs urgents, les demandes de budget un peu trop importantes, les projets prometteurs qu'il fallait examiner, ... même si Kaylinn tentait d'éviter le micro-management, elle avait encore pas mal de trucs à gérer. Et en général, à partir de 17h, les choses avaient tendance à se calmer vu que la plupart des employés quittaient les bureaux pour rentrer chez eux et faire... ben, je sais pas moi, je suis pas leur mère et je suis pas omniscient. Enfin, si, mais surtout en ce qui concernait la PDG de Centaurus. Donc ils faisaient bien ce qu'ils voulaient et de son côté, Kay' profitait de cette période de répit pour s'adonner à sa passion de départ : la recherche.

Ne nous méprenons pas : elle ne mettait pas une blouse blanche avant de jouer avec des tubes à essai comme dans les films ou les bouquins pour gamins de maternelle qui expliquaient tous les métiers existants. En général elle enlevait son foutu trench' et se mettait à barbouiller ses tableaux blancs vu qu'elle faisait surtout dans le théorique et non l'appliqué. Pour la partie fonctionnelle, ses ingénieurs experts et chercheurs spécialisés étaient là ! "Ses" tableaux blancs parce qu'en fait, le truc qu'elle utilisait était un peu chelou. Il y avait en fait quatre tableaux de taille standard, placés en carré (enfin en rectangle du coup, faites pas chier, moi la géométrie j'ai eu des notes de merde) au dessus de grands pieds comportant des roulettes. Lorsqu'elle n'avait plus aucun rendez-vous ou truc urgent à gérer, elle prenait ces tableaux, situés derrière le bureau, afin de les mettre sur le côté du bureau. Enfin, la pièce, pas le meuble. En fait ça va me gonfler cette confusion entre la pièce et le meuble, déjà quand je racontais son histoire je me suis un peu emmêlé les pinceaux. Tiens, le bureau (la pièce) on va l'appeler son "nid". Nan, son perchoir, tiens ! Donc maintenant, si je dis "son bureau" je parle du meuble et puis merde.

Pourquoi le "perchoir" ? Parce qu'il était situé en haut d'une des deux sortes de "cornes" de l'étrange bâtiment de Centaurus. La pièce était assez sobre : au total environ 30m², les murs étaient d'un blanc fumée et sur ceux-ci se trouvaient quelques images diverses de nébuleuses, planètes plus ou moins lointaines, mais aussi des concept art et des trucs de science-fiction. Il y avait notamment une porte des étoiles de Stargate, une sorte de croiseur ressemblant à un requin marteau venant d'un vieux jeu vidéo, et deux ou trois autres machins du genre. La porte d'entrée était une grande porte vitrée. En fait, tout le mur d'entrée était vitré : c'était une de ces grandes vitres qui peut devenir opaque avec un bouton, comme dans les douches des hôtels de luxe et tout ça. A droite, on pouvait immédiatement voir un bureau rond avec plusieurs chaises, manifestement utilisé pour les réunions et meetings. Plus loin, au centre-fond de la pièce, le bureau (le meuble donc), en métal gris brossé, sur lequel se trouvaient deux écrans d'ordinateur et un peu de bordel - stylos, papiers, tout ça. En dessous du bureau la tour de l'ordinateur ainsi qu'un meuble pour ranger les papiers. Sur la droite de la pièce, il y avait des bibliothèques remplies d'ouvrages en tous genres (bon, pas "tous" genres, c'était surtout des ouvrages et revues scientifiques). Et enfin, au fond de la pièce, encore une grande baie vitrée menant à une grande terrasse donnant une très bonne vue sur l'Up Richmond. En général, cette terrasse était utilisée pour les réceptions et soirées où elle était forcée d'interagir avec des gens.

Donc, le perchoir ! Ah, oui, j'en étais là : quand la journée se terminait, elle déplaçait les tableaux devant les bibliothèques puis se lançait dans ses trucs. Moi j'y pige pas grand chose honnêtement... Heureusement que je suis omniscient, hein ? Donc là pour le moment, il y avait des diagrammes assez compliqués qui semblaient représenter des modèles théoriques du subespace. Autour, des équations et autres modèles un peu confus. En fait, il y avait des notes un peu partout, du genre une ligne entourée avec "Voir avec Friedrich". Un bloc de maths à côté du quel figurait "Aucun sens - reprendre à zéro". Une variable entourée au dessus de laquelle se trouvait la mention "Ta mère suce des ours", ce qui ne devais pas être très scientifique mais clairement cette variable l'énervait. Bref, c'était un chaos total de texte confus, de chiffres dans tous les sens, et de courbes et autres diagrammes. Pour elle, tout était très clair et avait du sens mais quelqu'un sans connaissances scientifiques préalables ou n'étant pas capable de réfléchir de manière arborescente serait vite perplexe.

Le fait était que "c'était l'heure" : 17h00, plus de meetings programmés, parfait. Comme toujours, elle fit donc rouler les tableaux devant les bibliothèques, traficota son ordinateur afin de se préparer une bonne playlist qui envoie du lourd, mais elle fut interrompue par quelqu'un qui toqua à la porte. Elle savait déjà de qui il s'agissait.


Hunter, son assistant. Autant le dire :  ce n'était pas un scientifique mais il avait un esprit... la méthodologie et l'organisation de l'extrême. Sans lui, elle serait tout simplement paumée, clairement. Il l'aidait à naviguer entre les visages (qu'elle avait souvent du mal à reconnaître), les noms et prénoms (pareil que les visages), les rendez-vous, les choses inattendues ou inhabituelles dans son emploi du temps généralement plutôt régulier, il s'occupait de gérer les demandes mineures, bref, si Kaylinn était le cerveau de Centaurus, Hunter était le glucose qui lui permettait de tourner.

- Miss Payne ? Je me permets de vous rappeler que vous devez recevoir la jeune Jade Oldfield, à 17h30.
- ... Oldfield. répéta-t-elle avec le regard un peu vide. Oldfield Oldfield...
- C'est la jeune doctorante qui a été repérée par le département H2.
- ... celle qui veut faire une thèse sur l'électromagnétisme ?
- Précisément, répondit-il avec un sourire charmeur.

L'électromagnétisme lui permit instantanément de mettre un nom et un visage sur ce rendez-vous. Le fait de ramener quelqu'un à un domaine ou concept scientifique l'aidait beaucoup à reconnaître ses employés. D'ailleurs, elle connaissait par coeur les noms, prénoms, visages, et même les membres de plusieurs des familles de son personnel de recherche et développement. Par contre, le marketing et autres, c'était une autre histoire... Un de ses directeurs de marketing digital avait un peu fait la gueule qu'elle n'arrive pas à se rappeler de son prénom après 3 ans alors qu'elle avait immédiatement retenu celui d'un nouveau laborantin bossant chez Core Medical, à des milliers de kilomètres de là.

- Ok ! 17h30... 17h30, 17h30. Je mettrai une alarme pour ne pas oublier, vous n'aurez qu'à me l'envoyer directement.
- Aucun problème. Pour manger, pensez-vous rester tard ou vous n'avez besoin de rien ? Oui, il s'assurait même qu'elle mange au lieu de passer 10 heures de suite sur ses trucs.
- Hmmfff... ... Non je patauge un peu, je pense que je vais rentrer après miss Oldfield, merci Hunter.

Celui-ci la salua de la tête, toujours avec ce sourire affable qui ne semblait jamais le quitter, avant de laisser la patronne à ses œuvres. Celle-ci retourna à l'ordinateur, préparant la playlist avec un peu de tout. Trap, Drumstep, Metalstep, Electro Dark, Electro Indus, Cybergoth, ... un mélange tout à fait hétéroclite de plein de genres différents dont la mélodie l'aideraient à se concentrer. Son esprit "s'accrochait" plus ou moins au fil de la musique, l'empêchant ainsi de dériver dans tous les sens comme cela lui arrivait assez fréquemment. Il n'était pas rare qu'elle réalise soudain, en pleine conversation sur un sandwich, qu'elle avait une idée pas mal pour quelque chose d'entièrement différent comme du marketing, des calculs, ou même une nouvelle couleur de cheveux. Cela fait, hop ! La big boss rendit les vitres opaques, régla l'alarme sur son Holophone afin qu'il la prévienne 2 minutes avant l'arrivée de la jeune étudiante et rende les vitres de nouveau transparents, avant d'enfin lancer la musique. Avec... Pas mal de volume, disons.

Ce fut une demi-heure après que la jeunette débarqua. Comme convenu, elle fut envoyée au bon étage par la sympathique demoiselle à la réception, puis ensuite redirigée par Hunter vers le bureau qui était derrière lui. Le truc, c'était que l'alarme, elle ne l'avait pas vraiment entendue. Le souci, de mettre le son à fond, c'était que les AUTRES sons devenaient un peu difficiles à percevoir... Du coup, les vitres transparentes laissaient voir un spectacle quelque peu singulier... L'assistant se rendant compte du souci, il s'excusa auprès de la jeune femme, entrouvrant la porte et laissant sortir la tempête sonore qui envahissait le Perchoir.


Le rythme entraînant semblait beaucoup plaire à la PDG, qui... Je sais pas trop en fait. Je cherche un terme élégant... Se dandinait le cul ? Ouais, il y avait de ça. Elle se dandinait en rythme avec un grand sourire, bougeant la tête sur les temps, tout en griffonnant sur l'un des tableaux blancs. A quelques mètres d'elle volaient d'autres feutres de diverses couleurs qui étaient là "de côté" ; elle échangea le noir avec le bleu d'un geste de la main, le feutre noir partant tout seul rejoindre ses copinoux alors que le bleu voltigea vers sa main avant d'être utilisé à de bonnes - ou mauvaises - fins. Je sais pas si les fins sont bonnes ou non hein, je suis pas scientifique et je suis pas non plus du comité d'éthique... Enfin tout ça pour dire que Hunter sembla dire quelque chose mais ni Jade ni Kaylinn ne semblèrent s'en rendre compte. Pour le coup, Hunter sut vite comment réagir : lui aussi était mutant et il avait déjà fait face à ce genre de situations. D'un geste de la main, il projeta quelques gouttelettes d'eau vers la directrice, qui haussa un sourcil avant de se tourner et de se rendre compte qu'il était là. Elle commença par dire quelque chose, d'inaudible évidemment à cause du son à fond, avant de finalement tendre la main vers l'écran pour le tourner vers elle, faire venir les holo-affichages vers elle, puis couper la musique. Et d'un coup, une autre musique se fit entendre, venant de l'holophone par contre : la fameuse alarme, étouffée par la musique. Une alarme qui se trouvait être un hurlement de lapin crétin : elle avait choisi ça pour être "sûre de l'entendre". Raté.

- ... 17h30 ? demanda-t-elle, l'air un peu penaud.
- 17h30, miss Payne, répondit Hunter en hochant la tête, avant de laisser entrer Jade.

La PDG afficha un sourire un peu gêné, faisant un petit geste vers les feutres (qui tombèrent lentement au sol) et se dirigeant vers sa visiteuse.

- Miss Oldfield ! Désolée, entrez, j'ai... oublié le comportement basique des ondes sonores : si tu mets un truc à fond tu n'entends pas le reste. Entrez, asseyez-vous ! enchaîna-t-elle en montrant les chaises situées autour du bureau rond.

Le choix de la chaise est complexe. Trois ? Bien entendu je m’installais au milieu. Cela serait-il traduit comme une sorte d’égocentrisme ? Devant un esprit classique j’aurais dit 40 % de chance, un esprit éclairé et analytique 75 % , un esprit comme celui de Miss Payne 99 % , moins 1 % oui parce que pour cette caste d’individus singuliers, c’est souvent les choses les plus évidentes qui nous échappent.

Je m’installais donc avec une rigueur digne d’une psycho rigide, le visage neutre et froid, les mains posées sur les genoux. Autant dire que tout trahissait chez moi l’austérité évidente, je ne voulais pas être ici, je ne voulais pas cet entretien que j’avais pourtant immédiatement accepté : j’étais hors de ma zone de confort et dans un état de stress incalculable à mes yeux : ce qui n’est pas peut dire. Seules mes iris d’un noir profond trahissaient l’excitation, mon regard analytique se promenant sur toute la pièce et restant un long moment captivé par le tableau blanc. Les calculs, les équations, voilà qui était rassurant. Je reconnaissais certaines dérivées de principes, des brèves extrapolations de calculs tirés d’axiomes et une erreur de dérivations expliquant surement le message explicite. Non l’auteur ne fellationnais pas des mammifères, c’est juste qu’il avait omis deux variables dans ces calculs. Etrangement Miss Payne ne m’intéressait pas. Physiquement parlant je veux dire. Son excentricité, sa façon de bouger, même sa voix. Je connaissais parfaitement le personnage et surtout son œuvre. Fangirl ? Oui sans doutes, mon idole : non car ça n’avait rien d’affectif. Un modèle ? Indubitablement oui. Et c’est la raison pour laquelle malgré la trouille et l’inconfort d’être dans des sentiers non battus, j’avais répondu à l’appel.

Loin d’être idiote, je savais qu’inévitablement mon tour viendrait. Centaurus faisait aussi chercheur de tête. C’est pour cela que j’avais choisi sans trop de convictions, l’électromagnétisme pour sujet de thèse, et c’est pour cela que dans ma correspondance aux professeurs et au doyen, j’avais chié ouvertement sur les principes de dynamique déjà établit. Oser remettre en cause les théories de l’électrofaible de Fermi pour faire entrer dans l’équation un nouveau paradigme pour unifier l’étude de la relativité restreinte et générale en liant enfin l’electrodynamime quantique et l’interaction faible. L’étude des neutrinos avait conforté mon « intuition » sur une nature que j’avais proposé d’appeler « l’anti-neutrino » évidemment, c’était complexe et chiant mais si j’arrivais à prouver empiriquement la nature de « l’anti neutrino » dans les champs magnétiques, il était possible de l’isoler et d’en étudier le comportement sur un plan de vue dynamique et d’interactivité. Il n’existerait donc pas contrairement à ce qu’on jugeait comme acquit un Neutino pour chaque positrons mais 3 corps distincts là où Fermi plaçait son observation sur le Positron , jugeant la place du Neutrino insignifiante, moi je préférais penser « différemment » et observer ce qui n’est « pas observable » misant tout sur le principe de l’Anti-neutrino comme élément dynamique de la propagation de matière…Breeeeef, j’avais pondu 15 pages la dessus et cela avait provoqué un Taulé monstre à la fac, pour appuyer ma thèse je devais étudier le comportement du Neutrino et démontrer l’existence de ce troisième corps, et là j’avais franchement atteint mes limites de mes capacité en terme de raisonnement. Donc oui, je m’attendais à être repérée, en plus de mon parcours universitaire hors normes était exemplaire, j’étais un génie des mathématiques d’après les plus grands experts de New Heaven et le tout autodidacte. Mais Miss Payne, elle carburait au nucléaire quand j’avançais à la vapeur…c’était Vraiment un génie alors que moi, juste une débutante. Non voir s’agiter Miss Payne ne m’intéressait pas…voir son univers, par contre c’était excitant.

Et lorsque j’étais nerveuse, inévitablement mes tocs devenaient ingérables. C’est-à-dire que je devais avoir l’air franchement singulière dans cette tenue excentrique fais de mélange de cuir avec veste ouverte sur un chemisier noir avec comme symbole centrale en violet, un smiley titrant la tronche et de dentelles violette comme froufrous qui en dépassaient, ma jupe d’écolière à la japonaise et mes longs bas noirs et souliers vernis, mes gants m’isolant du monde me mangeant les avant-bras.

Le coup des gardes du corps restés dans le hall n’aidait pas non plus. Deux agents de la X force comme escorte, j’avais vraiment l’air d’une extraterrestre, surtout lorsque le plus vieux avait expliqué que c’était « sur ordre de la Nation ». Maman faisait vraiment chier depuis ces menaces….je passais pour une terroriste sous contrôle policier avec ses conneries.

Et donc quand j’étais nerveuse disais-je, j’avais peur comme maintenant et quand j’ai peur, je me renferme complètement. Miss Payne m’observait sans rien dire et je fondais sur ma chaise affichant de plus en plus une mine renfrognée.
J’étais incapable de prendre la parole, encore moins pour des civilités idiotes. C’était ambivalent, j’adorais être si proche d’elle et j’étais terrifié d’être là.

Nerveusement et mentalement, j’égrainais les nombres premiers pour me calmer.

Ah, ouais, elle était silencieuse. Taciturne ? Nan, je trouve pas de terme, honnêtement. Là, franchement... Ouais... Muette ? En attendant, Kay' n'était pas trop surprise : elle avait, dans le cadre de ce programme, déjà reçu toutes sortes d'étudiants prometteurs dans tous les genres. Il y avait eu les classiques intellectuels qui voulaient étaler leurs connaissances comme pas permis, il y avait ceux qui étaient arrivés à un niveau pareil sans trop savoir comment, les tricheurs qui avaient récupéré les découvertes des autres pour se mettre en avant dans un besoin maladif de gonfler leurs égos, il y avait les mecs qui étaient restés des étudiants fêtards de première année (l'un d'eux avait même dragué Kaylinn une fois, dans le genre gênant bonjour), ... Vraiment tous les types. Du coup, quelqu'un d'aussi silencieux ne la choquait pas outre mesure. Dans l'esprit de la PDG, il pouvait y avoir pas mal de facteurs... L'intimidation était possible mais le peu qu'elle avait vu de la jeune Oldfield lui laissait penser que c'était improbable. Rien à dire ? Quelque chose lui disait qu'elle avait beaucoup à dire, au contraire. Aucune envie d'être là ? Peut-être, effectivement : certains étudiants n'aimaient pas que les entreprises privées ne fasse ce genre de "chasse aux têtes", même les entreprises comme Centaurus qui avaient une excellente réputation. Le fait était qu'elle n'avait pas assez d'éléments pour déterminer exactement la raison de ce silence, et elle le savait : il lui fallait donc plus de données.

La mine un peu renfrognée, la tenue assez étrange (chose que la brune serait assez mal placée pour juger, cela dit), et le regard furtif vers le tableau... Il fallait tâter le terrain. En soi, soyons clairs, Kay' n'était pas du tout une experte en social. Les soirées mondaines et compagnie elle s'y rendait parce qu'il fallait le faire mais son tempérament assez particulier avait tendance à provoquer une certaine perplexité chez ses interlocuteurs. Aller se mêler aux invités, participer à des conversations aléatoires, toutes ces choses-là n'étaient pas du tout son domaine. Du coup, elle n'allait carrément pas se lancer dans des petites conversations du genre "vous avez fait bon trajet ?" ou "Ah il faut beau aujourd'hui non ?". Par contre, quelque chose l'intéressa rapidement :

- Je vois que vous avez remarqué le problème dans l'équation, commença-t-elle, jaugeant ensuite la réaction de la jeune étudiante pendant quelques secondes. Sans faire les calculs détaillés, sans même connaître précisément les variables, vous l'avez remarquée directement. Et je suis à peu près sûre que vous seriez incapable de donner le raisonnement exact vous ayant menée à découvrir cette erreur.

Tournant la tête vers le tableau, elle le montra en continuant :

- Tout est un peu mélangé, c'est le tableau typique de quelqu'un raisonnant de manière arborescente, pas linéaire. Le cerveau fait appel à des flopées d'informations simultanément et les renvoie "telles quelles". Le fait que vous ayez remarqué l'erreur, alors qu'il s'agit pourtant d'équations sur le subespace qui ne sont pas enseignées du tout, semble aussi montrer que c'est votre cas... L'erreur qu'il y a n'est "pas jolie" mais il est pourtant difficile d'expliquer pourquoi. Comme... quand vous écrivez. Vous n'accordez pas le participe passé parce que le COD est situé avant le verbe avoir, vous l'accordez parce que c'est "joli", c'est "logique".

Se levant, elle alla récupérer quelques papiers sur son bureau. Le fait qu'elle trouve ce qu'elle voulait parmi les sortes de tas était surprenant.

- C'est comme vos "anti-neutrinos"... C'est très intelligent, bien pensé, mais aucune preuve réelle n'a pu vous mener à imaginer leur existence. Vous avez fait confiance à votre esprit, qui vous dit que c'est "logique", que c'est "joli". Et il est fort possible que vous ayez raison, en plus. Je vous avouerai que je n'ai pas tout lu dans le détail mais rien de ce que vous avez écrit ne me semble surréaliste.

Après s'être rassise, elle déposa les papiers sur la table avant de croiser les jambes.

- C'est une manière de raisonner très peu privilégiée, dans les cursus classiques. De nombreux élèves prometteurs se retrouvent en échec scolaire à 12 ans à cause de ça, en dépit de leur potentiel. C'est aussi pour ça que j'ai demandé à mettre ce programme en place, pour éviter que quelqu'un ayant un fort potentiel ne se retrouve honni, coincé, isolé ou découragé par des collègues plus... disons... traditionalistes. Ne nous méprenons pas, l'intuition seule ne suffit pas. C'est ainsi que la science fonctionne : tout postulat DOIT être prouvé, tout comme l'existence de vos anti-neutrinos vont devoir être prouvée de manière mathématique puis, si possible, concrète. Mais à la différence de vos professeurs, je ne vois pas matière à être scandalisée.

Elle finit par afficher un petit sourire amusé, montrant les papiers :

- Dans le pire des cas ça sera totalement faux. Et alors ? Que votre théorie soit exacte ou fausse nous apprendra tout de même quelque chose, au final. C'est pour ça que nous sommes là.

Poussant les papiers de côté, la directrice s'accouda à la table, le menton posé sur ses mains croisées.

- C'est l'environnement que je me permets de vous proposer, si celui-ci vous intéresse. Maintenant, plus tard, peu importe honnêtement. Elle haussa alors un sourcil, s'apercevant (enfin) de la présence des types de la X-Force dans le couloir. Tiens, ils ne sont pas de chez nous, eux... pas de chez nous...

La PDG finit par écarter les bras en se redressant, lâchant :

- Je me suis peut-être fourvoyée après. Peut-être n'avez-vous pas ce type de raisonnement... Mais le peu que j'ai vu me laisse penser que vous pourriez faire quelque chose... d'intéressant.

- Je vois que vous avez remarqué le problème dans l'équation.Sans faire les calculs détaillés, sans même connaître précisément les variables, vous l'avez remarquée directement. Et je suis à peu près sûre que vous seriez incapable de donner le raisonnement exact vous ayant menée à découvrir cette erreur.

Mon regard se reposa à nouveau sur le tableau. J’incline légèrement la tête sur le côté. Elle se trompe, je sais parfaitement que l’équation est faussée, ce que j’ignore c’est comment l’erreur a été produite mais mon raisonnement est logique, j’ai décomposée machinalement l’équation étant parti de cette simple écriture pour en remonter la démonstration. J’ai fait ça mécaniquement. J’ai une sainte horreur de l’inexactitude et le message injurieux m’a forcé à chercher une solution logique à cela, à comprendre l’erreur qui de ce fait m’a immédiatement sauté aux yeux une fois la remarque légendée lue. Son raisonnement démonstratif ne tenait pas la route car la résolution de tout problème suit une logique simple et rigide, on ne triche pas avec les mathématiques, elles ne louvoient pas, ne négocient pas : c’est correct ou incorrect.

- Tout est un peu mélangé, c'est le tableau typique de quelqu'un raisonnant de manière arborescente, pas linéaire. Le cerveau fait appel à des flopées d'informations simultanément et les renvoie "telles quelles". Le fait que vous ayez remarqué l'erreur, alors qu'il s'agit pourtant d'équations sur le subespace qui ne sont pas enseignées du tout, semble aussi montrer que c'est votre cas... L'erreur qu'il y a n'est "pas jolie" mais il est pourtant difficile d'expliquer pourquoi. Comme... quand vous écrivez. Vous n'accordez pas le participe passé parce que le COD est situé avant le verbe avoir, vous l'accordez parce que c'est "joli", c'est "logique".

Elle ignore qui je suis, je suis une autodidacte, la plus grosse partie de mon savoir me vient que de recherches pures. Je n’ai ni un raisonnement en arborescence, ni linéaire. Je raisonne par analogie cherchant des liens qui n’existent pas, des logiques cachées, cherchant à démontrer que tout est « explicable » et anticipable. C’est un raisonnement par probabilités connexes, si A et B réagissent ainsi peut être que C et D font pareille, oublions a et b pour se focaliser sur C et D. j’ai déjà lu ça quelque part…les raisonnements par arborescence sont fouillis, incompréhensibles pour l’extérieur , ils répondent à une logique inexistante ou personnelle : c’est … « bordelique » et je déteste cela. Mais je dois lui concéder une intelligence remarquable, ce dont je ne doutais pas. Et elle a raison, ce n’est ni « joli » si l’on peut parler d’esthétisme et encore moins à sa place « logique ». Nous nous rejoignons la dessus. La correction n’est pas affaire de convenance mais de logique.

- C'est comme vos "anti-neutrinos"... C'est très intelligent, bien pensé, mais aucune preuve réelle n'a pu vous mener à imaginer leur existence. Vous avez fait confiance à votre esprit, qui vous dit que c'est "logique", que c'est "joli". Et il est fort possible que vous ayez raison, en plus. Je vous avouerai que je n'ai pas tout lu dans le détail mais rien de ce que vous avez écrit ne me semble surréaliste.

Je rougis un peu, était-ce un compliment ? Je ne sais pas mais c’est plaisant à entendre surtout venant d’elle. Et pourtant, la théorie des anti-neutrinos, je m’en tape comme de mes premières règles. J’y ai vu une lacune, j’ai extrapolé allant piocher ça et là dans la mécanique Quantique, dans la mathématique linéaire dans les principes de la dynamique et j’y ai vu des analogies, des similitudes avec d’autres comportements. J’ai juste opéré un « changement de cadre de référence », j’ai pensé par l’absurde, autrement. Un trou sur la route et inévitablement les passants tombent dedans, on a tout essayé pour combler le trou et éviter aux gens de tomber dedans. Sauf la solution de tracer tout simplement un autre chemin pour éviter l’obstacle ou apprendre simplement aux gens à l’éviter. C’est comme ça que je vois les choses : identifier un problème et au lieu de le résoudre de front, imaginer un cas de figure où il ne se poserait plus.

- C'est une manière de raisonner très peu privilégiée, dans les cursus classiques. De nombreux élèves prometteurs se retrouvent en échec scolaire à 12 ans à cause de ça, en dépit de leur potentiel. C'est aussi pour ça que j'ai demandé à mettre ce programme en place, pour éviter que quelqu'un ayant un fort potentiel ne se retrouve honni, coincé, isolé ou découragé par des collègues plus... disons... traditionalistes. Ne nous méprenons pas, l'intuition seule ne suffit pas. C'est ainsi que la science fonctionne : tout postulat DOIT être prouvé, tout comme l'existence de vos anti-neutrinos vont devoir être prouvée de manière mathématique puis, si possible, concrète. Mais à la différence de vos professeurs, je ne vois pas matière à être scandalisée.

J’esquisse un leger rictus, elle insulte mon intelligence en m’assénant des évidences. Je SAIS BIEN que tout postulat doit être démontré par les chiffres ou empiriquement, je sais ce qu’est la science, je suis une scientifique. L’étude de l’interaction sur l’attraction gravitationnelle a bien permis de découvrir mathématiquement les objets au-delà de la ceinture de Kepler et avant cela Uranus et Neptune. Il n’empêche qu’elles étaient bien OU les chiffres les avaient devinés, il n’empêche que c’est une simple intuition sur l’orbite anormal des corps qui a permis d’envisager un corps dont personne ne soupçonnait l’existence comme le gigantesque trou noir au cœur de notre galaxie, fait établit depuis maintenant 7 ans.

- Dans le pire des cas ça sera totalement faux. Et alors ? Que votre théorie soit exacte ou fausse nous apprendra tout de même quelque chose, au final. C'est pour ça que nous sommes là.

Elle est exacte, je le sais. J’ai raison, j’ai toujours raison. Un accélérateur de particules et une chambre à confinement des neutrino pourront le prouver empiriquement.

- - C'est l'environnement que je me permets de vous proposer, si celui-ci vous intéresse. Maintenant, plus tard, peu importe honnêtement. Tiens, ils ne sont pas de chez nous, eux... pas de chez nous...

Fais chier, ces deux crétins étaient montés finalement, je soupirais en secouant la tête.

- Je me suis peut-être fourvoyée après. Peut-être n'avez-vous pas ce type de raisonnement... Mais le peu que j'ai vu me laisse penser que vous pourriez faire quelque chose... d'intéressant.

Je baisse le regard, un peu perdue. Mon cœur bat la chamade. J’ai l’impression d’être à un carrefour les plus important de ma vie, j’ai tellement attendu ce moment, je l’ai tellement redouté. Je prends une brève inspiration, ma voix tremble un peu au début, c’est surtout son volume sonore qui étonne par sa faiblesse, comme une sorte de murmure.

- Oui…vous vous êtes fourvoyée sur beaucoup de points et non, je n’ai pas ce type de raisonnement. Vous avez un esprit globaliste, j’ai un esprit analytique et fait de raisonnements par syllogismes et par l’absurde, je considère les éléments à la fois dans leur environnement et en détail pour le sortir du cadre ensuite. Seule la logique et l’exactitude compte à mes yeux…je me fiche des anti-neutrinos ou des éventuelles applications que vous pourriez en tirer, comme du « bien social », du fait social du « progrès » ou du reste…mais je sais que j’ai raison, je le prouverai, c’est tout. Je démontrerai que c’est exact. Et je passerai à autre chose…étude des corps, astrophysique, dynamique, théories pures….tout ce qui compte à mes yeux…c’est l’exactitude et la logique. Vous êtes un génie, c’est indiscutable et c’est pour ça que…je dois lutter pour ne rien dire de vexant ou qui ne serait pas « approprié » et c’est difficile de le faire pour moi. Je suis asociale, à la limite du spectre de l’autisme, bourrée de TOCs et extrêmement égocentrée, la seule chose qui me rend fière, c’est mon intellect. Je vous connais bien, je suis vos écris, votre parcours depuis dix ans. J’ai vu cet endroit se construire et j’ai dit : un jour je travaillerais avec le professeur Payne parce que comme moi, c’est une survivante, j’ai œuvré dans ce sens.
Ce que je veux, moi…c’est être comme vous et pas votre employée.
Mais je ne suis pas prête…non…je dois encore apprendre, m’aguerrir…devenir ce que je dois devenir, et un jour, c’est moi qui occuperait ce bureau lorsque vous ne serez plus et continuerais votre œuvre, notre œuvre. C’est extrêmement prétentieux, je m’en doute, mais je ne peux pas dire les choses autrement.
Je ne regrette pas mes mots, vous ne pouvez pas savoir combien ça compte d’avoir pu les échanger avec vous et si vous voulez me congédier, je comprendrais, mais je ne peux pas mentir, pas à vous en tout cas et je suis une menteuse et une manipulatrice de haut vol.
Ho…et je suis navrée pour ces deux imbéciles. Je suis sous protection de la X Force, ils étaient forcés de me suivre…raison d’Etat. Etre une des filles Oldfield a aussi ses inconvénients.

Elle s'était donc plantée ! Dommage, la jeunette présentait pourtant bien des signes, dans sa façon de raisonner, de ce type de fonctionnement. Pour Kay', il était donc possible que soit 1) elle ait effectivement tort, ce qui arrivait assez souvent, soit 2) la jeune Oldfield ne réalise pas bien la façon dont elle fonctionnait, ce qui était très courant à son âge. Avoir des certitudes qui étaient entièrement fausses sur soi-même, ce n'était pas quelque chose de très peu courant. Le fait était que ça n'avait que peu d'importance, dans l'immédiat, pour la PDG : le fait que la jeunette ne s'intéresse qu'à la logique et à l'exactitude était une différence majeure entre elles deux. La brunette ne s'intéressait pas à ce que ses recherches pourraient apporter mais uniquement à l'exactitude de celles-ci. À ces mots, la cyborg (parce que vu la quantité de matière "pas d'origine" qu'elle comportait, on pouvait utiliser ce terme) s'adossa plus confortablement dans son fauteuil avec une mine pensive. Dans son esprit, l'approche qu'avait Jade de la recherche pouvait être un énorme avantage comme un problème majeur. Un avantage car cette approche lui permettait d'avoir une obsession de la vérité qui la mènerait inévitablement... pas forcément à ladite vérité, mais elle s'en rapprocherait sûrement. En revanche, démontrer qu'elle a raison pouvait lui faire perdre de vues des pistes alternatives qui pourraient pourtant lui donner une solution totalement inattendue mais pourtant bel et bien logique et exacte.

Le fait qu'elle lutte pour ne rien dire de vexant était aussi un détail digne d'intérêt pour miss Payne : la jeune étudiante reconnaissait le "génie" de son interlocutrice et ne voulait donc pas la "vexer". Ah, ça, ce serait bien mal la connaître. Non parce que... Je vais me permettre un aparté, d'une part parce que je trouve ça marrant et d'autre part parce que c'est moi le narrateur donc si vous êtes pas contents c'est pareil, vous n'avez qu'à aller lire autre chose. Donc ouais, en gros, pour la vexer, il fallait quand même se lever tôt. Un de ses chercheurs lui avait même dit une fois qu'elle était "vraiment teubée" parce qu'elle ne voyait pas que ce calcul (je sais plus lequel, honnêtement, et je m'en fous en fait) était faux à cause d'un biais de raisonnement. Elle avait revérifié tout dans l'ensemble, avant de finalement réaliser qu'effectivement c'était faux et de le remercier de son aide. Donc wouaiiiiiiiiis, la vexer, pas trop. Par contre la saouler, ça, c'était possible. Il suffisait de ne pas lui donner assez de détails, de répéter des conneries, d'utiliser des raisonnements douteux, ou autres, et là elle vous enverra chier sans aucune forme de procès. Une fois, un "expert" externe en communication l'avait gonflée de cette façon, il lui disait que "la meilleure stratégie" c'était la sienne sans préciser pourquoi ni donner d'informations, donc elle avait fini par lui dire d'aller faire visiter les bureaux à des journalistes qui attendaient dans le hall. Lorsqu'il avait demandé "pourquoi moi ?" sa réponse avait été "Parce que, vous m'énervez. Allez-y.".

Donc, fin de l'aparté : la vexer, c'était assez improbable. Pile à temps pour l'auto-examen psychiatrique de la gamine qui était bien atteinte à tous les niveaux. Enfin, pas aux yeux de Kaylinn : pour elle, il s'agissait juste de problèmes secondaires liés au fait d'avoir un cerveau trop complexe ou emmêlé, ou au fait d'avoir vécu trop de choses traumatiques ou douteuses, ou un mélange. Moi par contre, honnêtement, je la trouvais un peu cintrée la petite. Après, entre nous soi dit, je trouvais aussi Kay' un peu fracassée du cerveau mais eh ! Je suis pas là pour porter des jugements, hein, juste pour raconter, donc ouais... Hum, donc... La petite était une fan, lisant ses écrits et tout le bordel, en plus de vouloir travailler avec elle depuis une dizaine d'années pour être "comme elle". La PDG nota ça dans un coin de sa tête, continuant d'écouter ce qu'avait à dire la jeune élève récupérée par les chasseurs de têtes... D'après elle, elle n'était pas prête. Ah, ça... Bref, c'était ultra prétentieux mais pas aux yeux de la scientifique qui voyait là plutôt des éléments concrets et surtout, vrais. Comme le précisait la jeune Jade, elle ne mentait pas - c'était évident. Elle admit pourtant être manipulatrice comme pas permis. Et s'excusa aussi de la présence de la X-Force, qui était là parce qu'elle était "une fille Oldfield".

Hé bien... Que de choses à dire avec tout ça. La grande brune se leva simplement, se dirigeant vers un petit placard qui se trouvait sur le mur de droite avant de l'ouvrir et d'en sortir un coca zéro (oui, ils existaient encore).

- Voulez-vous boire quelque chose ? J'ai aussi de l'alcool si vous voulez, je n'en bois pas, ou rarement, personnellement.

Après lui avoir ramené ce qu'elle voulait (ou rien du tout si elle ne voulait rien), Kaylinn ouvrit tranquillement la canette, buvant quelques gorgées du liquide gazeux et riche en caféine, prenant encore quelques secondes pour réfléchir à ce qu'elle allait répondre. Ce ne fut qu'après cette brève pause qu'elle reprit la parole :

- Vous ne pourriez pas continuer "mon oeuvre" comme vous le dites. Car vous vous intéressez à la recherche pour ce qu'elle est et non pour ce qu'elle peut accomplir... Ce qui en soi est un objectif d'une immense noblesse dans le monde scientifique. Vous n'êtes pas là pour avoir raison ou tort, pour créer un bien de consommation sans intérêt ou autres, vous êtes là pour découvrir la vérité. Mais "mon oeuvre"... hmh... Mon oeuvre... Tout ce que je fais n'a qu'une, une seule et unique fin : sortir l'humanité du système solaire. C'est une seule et unique vision, un seul objectif principal, qui guide TOUT ce que fait Centaurus. Les objets que nous vendons ne sont qu'un "effet secondaire" de nos recherches, des applications inattendues et intéressantes de technologies spatiales qui peuvent être utilisées par le grand public. Les armures de légionnaires sont des scaphandres spatiaux de haute précision, au départ. Les Holophones ne sont que des systèmes d'écran permettant à un pilote d'afficher plus d'informations de façon plus modulaire. Les piles MHD ne visaient qu'à alimenter des sondes spatiales, à l'origine. TOUT, absolument TOUT ici ne vise qu'à rendre possible un voyage interstellaire à moyen terme. Sans aucune exception. C'est une tâche... chère et complexe, il faut énormément d'argent et d'influence pour y parvenir. Et je sais que je suis sûrement la seule personne de ce siècle qui aura à la fois assez d'argent et d'influence mais qui ne voudra pas s'en servir pour avoir encore plus d'argent et d'influence, qui voudra s'en servir pour atteindre ce but... La seule de ce siècle qui aura les moyens ET la volonté d'arriver à cet objectif. C'est... ce qui m'alimente en énergie, disons.

Buvant une autre gorgée de la canette, Payne reprit :

- Et gérer tout ce monde... Ce dont vous parlez concernant les fonctionnements atypiques ou anormaux du cerveau, je les connais bien, mais pour gérer autant de monde il faut parvenir à les tenir en laisse. Ils ne disparaîtront jamais mais vous pouvez parvenir à les... régenter suffisamment pour devenir un leader. La quadragénaire sourit en coin, regardant vers le côté. Si vous m'aviez vue à votre âge... Je corrigeais tout et tout le monde sur tout. L'inexactitude m'irritait à un point impossible à décrire. Les termes comme "une dizaine", "quelques uns", "en gros" m'exaspéraient. J'ai même retourné une tarte à un professeur de chimie organique une fois parce qu'il n'arrêtait pas d'utiliser le signe "à peu près égal à". Enfin... J'ai réussi à rendre ça gérable grâce à des amis à l'université mais ça a demandé du temps...

Levant les yeux au ciel à cette anecdote, la... pff je sais pas, je trouve plus de synonymes à la con pour la qualifier. La banane flambée, tiens, voilà, ça fera l'affaire. La banane flambée porta de nouveau son regard sur son invitée avant de demander :

- Cette honnêteté, vous ne semblez pas vous en servir si souvent que ça, hein ? N'hésitez pas à en faire usage avec moi, vous avez peu de chances de me vexer... et les non-dits, les manipulations, les tricheries, j'en mange déjà assez comme ça avec les lobbies et autres parasites de l'humanité, ce n'est pas pour m'en taper encore plus après.

Quelque chose la turlupina, par contre, d'un coup (oui, turlupina, j'utilise des termes un peu craignos. D'ailleurs même "craignos", c'est craignos) :

- "Une fille Oldfield"... C'est quoi ça, au juste ? Enfin ça devrait m'évoquer quelque chose ?

Ah, oui, ça... Franchement, quand elle sortit ça, je me retrouvai à me facepalmer la tronche comme pas permis. Kaylinn faisait de la politique parce qu'elle n'avait pas le choix, mais elle avait de nombreuses difficultés à retenir les noms et visages. Du coup, les personnes qui n'étaient pas vraiment "dignes" de son intérêt immédiat, elle les oubliait assez rapidement. De fait, une politicienne au département de la justice... Vous devez bien vous douter qu'elle s'en tamponnait pas mal, elle avait donc complètement oublié son nom et même son existence. En fait, chez les politiciens de New Heaven, elle se souvenait du nom de Kreele (ouais, parce que bon, quand même...), Leitov (avec qui elle avait eu quelques discussions rapides), Cassidy aux finances (elle ne l'aimait pas mais pas le choix, il fallait parfois passer par lui), et le type qui s'occupait du développement, ou de l'industrie... là honnêtement c'est moi qui ne me rappelle plus de son nom. Tout ça pour dire que la mère Oldfield était totalement sortie du radar de la miss cybernétique. Par contre, à peine eut-elle posé sa question qu'une autre apparut dans son radar :

- Et... "Survivante", vous dites ?

Oui, ce terme avait attiré son attention avec un peu de retard.

- Voulez-vous boire quelque chose ? J'ai aussi de l'alcool si vous voulez, je n'en bois pas, ou rarement, personnellement.

Alors elle ne me vire pas ? Bon, peut être que j’ai réussi à capter son attention. Je n’avais pas soif pour tout dire mais j’avais appris à faire preuve d’une certaine politesse, refuser serait peut-être la vexer.

- Si vous avez un verre d’eau…j’insiste sur le gobelet propre, neuf et de l’eau correctement traité genre « source »…si possible, sinon ça ira merci. J’ai une phobie concernant la saleté.

Et elle m’expliqua son œuvre, résumant en préambule parfaitement ma pensée. Mon regard fureta un instant sur les posters et les objets. C’était donc ça ! La conquête spatiale ! Tout prenait un autre sens, j’anticipais en passant en revue tous les secteurs de Centaurus et cela avant qu’elle me le dise ! Bien sûr ! Tout cela pour ça….Chaque chose prenait sa logique, m’ouvrant d’autres perspectives auxquelles je n’avais pas pensées. Fascinant, réellement fascinant. Il faut dire qu’e matière de programme spatial, depuis la guerre : les crédits avaient été totalement gelés dans la recherche puisque la priorité était à la reconstruction. Elle voulait vraiment transporter l’humanité hors de notre planète ? Le programme était ambitieux mais je n’en comprenais ni la nécessité, ni les raisons.

Je baissais un peu la tête lorsqu’elle parla de gérer des effectifs, elle faisait mouche, je n’en éprouvais ni l’envie, ni la nécessité. Me mêler aux autres, c’était pénible pour moi, j’avais appris une certaine tolérance mais gérer les egos….ca me paraissait une perte de temps grotesque, je devais déjà gérer le mien. Son anecdote sur l’exactitude des termes amena une ébauche de rictus satisfait sur mes lèvres, je voyais ce qu’elle voulait dire. Je détestais l’approximation et les jugements pré-pensé : rien ne m’exaspérait plus au monde que la Vox Populi ou des « ainsi soit-il » idiots d’une population qui se complaisait à penser exactement ce qu’on leur disait de penser. Bande de crétins incultes ! C’est bien la paresse intellectuelle qui gangrène le monde et l’empêche de progresser, toutes les données sont là….a porté de mains…le Net, les bibliothèques, les spécialistes : tout est là pour se forger un point de vue : la paresse est ce cancer qui fait en sorte que l’individu lambda se sente exempté du moindre effort cognitif vu qu’il juge avec son bagage : il se croit toujours mieux fournis que le voisin en intellect.

L’honnêteté ? Oh ? Moi je ne me sers de la manipulation que pour obtenir ce que je désire, elle n’est centrée que sur mon égocentrisme, elle n’a jamais vocation à devenir une stratégie et puis il y a méprise, je me moque de la blessée ou la vexée, j’ai peur des horreurs que je pourrais dire et de la façon dont ELLE pourrait me percevoir, je m’en fiche de son ego.

Le coup de « la fille Oldfield » me laissa perplexe et franchement déstabilisée. J’avais toujours vécue dans New Heaven, et tout le monde connaissait ma mère et j’avais TOUJOURS du me justifier de cela aux yeux de mes interlocuteurs en tant que « fille de » et non pas de Jade. Je remuais sur ma chaise, manifestement stupéfaite. C’était une première, vraiment. En même temps, elle n’était dans la cité que depuis quelques semaine, j’avais suivi son Modlife (successeur d’instagram) et je savais son retour dans Nation X…mais une telle méconnaissance des lieux me paressaient ubuesque. Je me raclais la gorge, totalement mal à l’aise.

- Vous devez déjà vivre sur une autre planète pour ne pas connaitre le nom de Oldfield ici… Caitlyn Oldfield…alias Fuzzy…Ma mère est la Conseillère à la Justice et Procureur général de la cité. C’est elle qui a fondé cette cité avec le Gouverneur Kreele et d’autres X Men, elle a notamment rédigé en partie la Constitution Heavienne. C’était une X Men de la grande époque….elle a participé comme vous-même au Big Day. Elle m’a expliqué que vous y étiez aussi et que vous avez été grièvement blessée. Elle était dans la fameuse première vague, celle du « premier contact » où il n’y a eu que deux survivants, c’est l’une des deux. Je suis surprise d’être amené à faire le Cv de ma mère, ça ne m’avait encore jamais été demandé….vous êtes vraiment très surprenante. C’est rassurant d’être jugé pour ce qu’on est et pas par d’où on vient.
J’ai dit survivante parce que comme moi, vous étiez au cœur des combats de San Francisco, j’ai été blessée là bas, c’est ma mère qui m’a sorti des décombres et m’a ensuite adoptée, j’étais une gosse, j’avais 8 ans…je n’avais jamais connu l’école, j’errais comme une mendiante dans les rues de China Town. J’ai tout appris ensuite, en autodidacte. Mais ce n’est pas le Big Day qui m’a …changé…c’était les gens et la noirceur de la nature humaine…et la rue…j’ai survécu à ça.

Je prenais une inspiration.

- J’ai une question Professeur Payne.
Pourquoi ?
Qu’est ce que ça peut vous amener de délocaliser l’espèce humaine vers l’espace ? Je n’arrive pas à saisir le but et la logique de votre œuvre ? Est- ce que c’est une question d’idéalisme, de foi en la nature humaine ? Pourquoi sauver l’espèce humaine…à mes yeux elle n’a rien de bon, ni d’estimable…J’aimerai juste comprendre ce qui peut nourrir votre obsession…je n’ai pas de telle chose dans ma vie, c’est peut-être cela que je cherche…un but.

Kay’ eut une sorte de pause, affichant une mine un brin perdue à la liste de critères de la jeune Oldfield. Gobelet propre, neuf, avec de l’eau traitée. Une phobie vis-à-vis de la saleté ? Incroyable, elle ne l’aurait jamais deviné dis donc ! D’ailleurs elle ne put s’empêcher de sourire un peu quand la jeune étudiante se sembla obligée de préciser ce point qui était plutôt évident. Récapitulant mentalement les divers points évoqués, elle attrapa un petit stack de 4 gobelets en plastique qui étaient encore dans leur sachet sous vide, ainsi qu’une bouteille d’eau de source locale qui en soi n’étais pas très différente de l’eau du robinet… À part le prix bien entendu. Et la qualité du traitement qui était souvent inférieure dans les bouteilles d’eau de source commerciale mais quelque chose lui disait que se lancer là-dedans serait peine perdue. Ainsi, elle déposa l’ensemble sur la table en précisant :

- C’est ce dont je dispose de mieux, cela dit j’ai peut-être de l’alcool dans le kit de premiers secours si vous souhaitez désinfecter l’ensemble une deuxième fois. Et au pire du pire, je sais que plusieurs de nos chercheurs ont aussi une… manie de la propreté extrême, ils doivent avoir des outils de stérilisation dans leurs bureaux. Ne me demandez pas lesquels - je fais partie de ceux qui encouragent les parents à laisser leurs enfants manger de la terre à longueur de journée afin qu'ils développent leur système immunitaire, et évitent ainsi les maladies auto-immunes qui sont bien plus dangereuses qu'une petite grippe ou une indigestion.

En soi, elle avait déjà dû gérer des génies avec des habitudes et manies bizarres. Tant que cela ne les empêchait pas de travailler et ne posait pas de problèmes excessifs à leur entourage professionnel, ça allait. Néanmoins, un suivi psychiatrique était en général fortement recommandé afin que ces difficultés ne se mettent pas à devenir envahissantes voire destructrices.

Enfin sur ces bons mots… La suite, ouais. Donc, la p’tiote sembla assez surprise que Kaylinn ne se rappelle pas du nom de sa mère. Bon, quand même, il fallait avouer qu’il n’y avait pas une grosse ressemblance. En plus de ça, comme je disais, elle ne retenait pas les noms facilement, surtout les noms des gens qui n’avaient pas d’intérêt immédiat pour elle. En soi elle n’avait rien contre la mère Oldfield, hein, soyons clairs… Mais elle s’en foutait un peu aussi, vu que le département de la justice Heavien n’avait rien à lui offrir de particulièrement fascinant. Néanmoins, les mots de son interlocutrice finirent par l’aider à  se souvenir de qui il s’agissait : elle avait effectivement participé à la fondation de New Heaven et était à la justice, les pièces s’assemblèrent d’un coup dans la tête de l’entrepreneuse.

- Ahhh ouiiii, une petite rousse à la justice non ? Navrée j’ai des difficultés avec les noms et visages, il n’est pas rare que j’oublie ceux des personnes avec lesquelles je n’interagis pas beaucoup. Je n’avais pas croisé votre mère lors du Big Day mais j’ai entendu dire qu’elle y avait survécu.

Tout comme Jade : elle déclara avoir été blessée là-bas, ce qui surprit un peu Kaylinn. Elle avait survécu ? Et sans être déchiquetée d’une façon quelconque ? Quelque part elle avait eu de la chance, dans sa malchance. À la mention de la bataille, la brune porta son regard de glace sur sa main gauche, noire, faite de métal et de carbone. Ah, oui merde, j’suis con, j’ai oublié : elle ne portait pas ses gants, dans les bureaux. Enfin on s’en fout en fait. Donc ouais, elle observa un bref instant son bras mécanique dernière génération, repensant à cette bataille confuse et chaotique… Pendant un bon moment elle avait bien failli ne pas s’y rendre. Et encore maintenant, elle ne savait pas si le fait d’y aller avait été ou non une bonne décision : les autres auraient sûrement pu se démerder seuls et elle n’aurait pas été blessée…

Mais d’après l’étudiante, ce n’était pas le « Big Day » qui avait eu le plus d’influence sur son comportement. C’était quelque chose de plus vicieux, de plus sale : la nature humaine. Ah, ça… Kay’ soupira, affichant une expression pensive. Encore une énième victime de la fameuse « nature humaine »… Qui était plus la nature de la majorité des humains, la nature du plus petit dénominateur commun de l’humanité. Entre nous, Kaylinn avait eu de la chance : elle n’avait, jusqu’ici, jamais été une victime de ce genre de choses. Son milieu familial avait été plutôt positif, au niveau amical ce n’était pas très rempli mais elle n’avait jamais fait face à des problèmes sérieux, elle n’avait jamais été enlevée par des réseaux de trafic de femmes, … En fait, statistiquement, elle s’en sortait assez bien. La jeune miss Oldfield, ouais, un peu moins en fait.

- Vous avez survécu oui, mais ce n’est pas le genre de chose qui se répare avec du titane et du carbone, visiblement, répondit alors miss Payne avec un sourire amical.

La jeune Jade demanda alors « pourquoi ». Grande question. Coup de chance, la miss donna des détails et élabora un peu, semblant perplexe quant à l’utilité de délocaliser une partie de l’humanité. Ah, ça, grand sujet… Son regard se perdit un peu dans le vide alors qu’elle regardait sur le côté.

- Je ne suis pas professeur, miss Oldfield. Docteur à la limite, si vous y tenez, mais miss Payne ou Kaylinn iront très bien, commença-t-elle avant de reprendre une gorgée de sa canette. Hmm… C’est de l’idéalisme oui mais pas de la foi en la nature humaine. Je n’en ai aucune, le but du projet est de la changer en fait.

Ses yeux revinrent à Jade alors qu’elle reprenait :

- Vous n’êtes probablement pas sans savoir que l’intelligence se transmet de deux façons : génétique et par l’environnement, l’éducation. Si vous fondez une colonie ouverte exclusivement aux personnes ayant un niveau intellectuel minimum, vous supprimez les deux facteurs principaux causant des niveaux intellectuels inférieurs : le facteur génétique disparaît et la question de l’éducation « stupide » disparaît également. De la même manière… Le racisme est enseigné par les parents et l’entourage aux enfants. Si l’accès à la colonie est interdit à toute personne étant un tant soit peu raciste, vous éliminez cette idéologie du circuit : elle n’est plus enseignée à des enfants encore influençables et disparaît totalement. Il en va de même avec le sexisme, l’anti-mutantisme, avec les religions, … Même les ambitions malsaines. De nombreuses guerres ont été causées parce qu’une personnalité puissante souhaitait obtenir des ressources ou du prestige personnel, mais si l’accès est interdit aux politiciens, l’enseignement de ces valeurs manipulatrices, pseudo-supérieures, guerrières, l’enseignement de cette idée selon laquelle naître riche ou dans la haute société donne des pouvoirs supérieurs… tout cela disparaît du circuit.

Croisant les bras, elle s’affala un peu plus dans sa chaise avec un sourire.

- Car c’est tout l’avantage d’être une entreprise privée, miss Oldfield. Si j’organise un voyage interstellaire, je n’ai pas à choisir les passagers de façon démocratique, « juste », aléatoire ou représentative. Je ne souhaite PAS représenter l’humanité actuelle. De cette manière, lorsque la Terre sera rasée, l’humanité ne disparaîtra pas – les meilleurs seront encore là. Car la Terre finira rasée, statistiquement. Nous savons qu’un jour un astéroïde rasera les continents, qu’un incident géologique majeur détruira Yellowstone, qu’un flash de rayons gamma peut annihiler 95% de la vie sur la planète, sans compter l’option la plus probable : que les gens s’entretuent pour des raisons hautement stupides. Ils pourront s’entretuer s’ils le souhaitent, mon but n’est pas de les en empêcher. Je ne peux pas les en empêcher… Je veux juste qu’ils attendent que nous soyons partis.

Haussant finalement les épaules, elle conclut :

- En somme… A l’heure actuelle, les personnes intelligentes sont forcées de passer leurs vies à corriger les erreurs des imbéciles, à ramasser leur fange en permanence, à subir les effets de la cupidité et de l’avidité. Mon but est qu’ils puissent, à la place, se développer librement sans contrainte, se focaliser sur la découverte, la culture, la science, l’enrichissement de l’esprit et non celui du portefeuille. Une culture d’explorateurs qui mesurent les conséquences de leurs actes, au lieu de se ficher éperdument de ce qu’il arrivera aux générations futures. Bien entendu je me doute que ça ne sera pas aussi utopique mais je compte fait mon possible pour nous rapprocher de ce résultat au maximum.

Fronçant un peu les sourcils, elle se pencha sur le bureau avant de s’y accouder, précisant :

- Maintenant, miss Oldfield… Avoir un but n’est pas une fin en soi. J’ai trouvé le mien au fil des années, certaines personnes n’en ont pas et n’en auront jamais, cela ne les empêchera pas d’avoir des existences fantastiques. Et d’autres vont toute leur vie tenter de trouver « un but » sans jamais y parvenir et vivront des existences misérables. Si je peux me permettre un conseil, ce serait donc de ne pas « courir » après un but. Si vous devez en trouver un, ce sera par des concours de circonstances plus que par une vraie recherche de votre part.

J’écoutais avec beaucoup d’intérêt la démonstration du Docteur Payne puisqu’elle refusait le titre de professeur avec raison, après tout, elle n’enseignait pas vraiment et quand à son objectif, je ne pouvais que le trouver logique, cohérent et totalement appréciable du point de vue personnel. Même si l’aspect illusoire d’un tel objectif me sauta aux yeux, ma pensée à son sujet galopait aussi rapidement qu’un étalon. Les pensées me submergeaient comme si une vaste mécanique se mettait en branle dans mon cortex et mettait en 'harmonie" tous les paramètres d’un tel projet. Cultiver l’intelligence par une sélection naturelle génétique, comment ne pas être fasciné par une telle vue de l’esprit ? Il y avait des failles bien entendu et des impératifs mais j’étais certaine qu’un esprit aussi éclairé que celui de Miss Payne les voyait déjà.

Elle avait raison sur un autre point, la thèse de la Sixième Extinction…non pas une thèse mais une réalité inévitable : la disparition de l’espèce humain. Beaucoup y voyait le départ par l’arrivée d’Ultimate, beaucoup pensait que ce n’était que le début de la fin. Cette thèse enflammait le Dark Web, prenant une influence de plus en plus virale. Miss Payne voyait elle dans son projet un double objectif ? Minimiser la Sixième Extinction en la devançant ? Provoquer un bon de l’espèce humaine ailleurs et autrement…Jouer à Dieu ? Fascinant…totalement fascinant. J’étais perdue dans mes pensées, ayant cessé d’écouter son discours, mon esprit était en fièvre, je n’avais jamais connu une telle excitation intellectuelle à part sexuellement parlant. Elle venait de m’ouvrir une perspective inédite : corriger la nature humaine et éviter sa marche vers l’annihilation non pas pour la sauver mais pour l’améliorer, l’upgrader.

Elle avait cessé de parler depuis quelques instants m’observant avec une sorte de curiosité pensive. Mon regard absent continuait de vaciller de droite à gauche comme si j’analysais des centaines de paramètres. Je balbutiais, plus pour moi-même que pour elle.

- Corriger…l’erreur originelle. Remettre la logique au cœur du chaos…Ce n’est pas idéaliste, ni utopique…c’est tout simplement complètement barré…mais pas infaisable, non…c’est juste…un putain de projet de sa race ambitieux…corriger le fait social, par la sélection génétique et l’éducation. Wow…

Je semblais revenir sur terre, lui adressant par réflexe un sourire solaire tranchant complètement avec mon attitude fermée manifestant ainsi une vive excitation.

- Miss Payne…Docteur…euh…Je…c’est…Par où commencer. D’abord, vous ne parviendrez pas à votre objectif mais vous tendrez vers…votre projet sociétale est extraordinaire, j’abonde totalement à votre analyse : je suis même surprise de rencontrer quelqu’un qui partage totalement mon point de vue la dessus. Mais votre solution…empiriquement vous n’y arriverez pas parce que par exemple certaines « pathologies » comme la sociopathie ou la psychopathie apparaitront de façon « spontanée »…La vie EST une erreur…je veux dire…l’évolution ne s’est faite que par adaptation face à un environnement. La nature ne va JAMAIS en arrière, jamais ! Vous savez comment est né l’œil humain ? La vision que nous avons actuellement est 100 fois moins bonne que celle des poissons parce qu’elle a été créer en milieu aquatique, mais la nature a jugé qu’il était « suffisant » pour le milieu terrestre et l’œil ne sera JAMAIS aussi performant que des centaine de millions d’années auparavant lorsqu’il a été crée pour répondre au besoin des poissons de détecter plus facilement les éléments de son environnement pour se nourrir et se reproduire : la nature ne corrige pas ses erreurs, jamais : elle s’adapte à une seule chose : l’utilité. Elle n’opère jamais de correction, ni de mise à jour. Oui, je pense que vous pouvez limiter les risques, recréer un concept dénué de toute éléments négatifs mais là aussi, vous risquez de créer des individus dénué de…de capacité à sortir du cadre de référence, des individus incapable de « hors normes ». Votre société risque de stagner. Qu’importe…ces problèmes ne nous concerneront plus depuis longtemps…Mais moi, je crois en ce que vous voulez faire « faute de mieux »…parce que votre approche et la pragmatique, concrète et réaliste : elle offre un nouveau départ sur d’autres bases. Vous croyez forcément à la théorie de la Sixième extinction ? C’est aussi mon cas. Mais il y a tant a faire pour ce projet….en terme de logistique…de déplacement, de propulsion, d’habitation et de survie…et de biotechnologie aussi…FORCEMENT !!! . Il faudrait…penser à un principe de stase biologique pour les voyages subspatiaux…Il faut tenter de prévoir l’aléatoire, c’est une question de statistique et de probabilité mathématique, vous savez ? Il faut aussi comprendre comment la vie va être influencé par l’environnement spatial…Par le Sang du Christ…c’est juste…titanesque…Il faut créer des modèles, des tableaux empiriques, mettre sur pied des protocoles et rationnalisés par la technologie, tout ce qui peut l’être. La vie n’est que chiffres, les modèles mathématiques deviendront des protocoles, les protocoles des technologies. Vous aurez besoin de moi Miss Payne, je veux en être. Je veux Réellement en être !

Ma voix s’était accélérée, gagnant en rythme et en rapidité, elle suivait le fil de mes pensées qui dévalaient mon esprit comme une cascade. L’élocution se faisant de plus en plus saccadé. Le monde autour de Kailinn se mit à changer peu à peu, perdant sa couleur vive pour se teinter d’un mélange de gris ou des nuances de taches pourpres et bleuté apparaissaient çà et là. L’excitation était si intense que j’avais déployé mon Silent World.

HRP:

La jeunette pensait que c'était totalement barré. Ah bah ! Au moins je n'étais pas le seul ! Parce que c'était quand même dingue qu'autant de monde chez Centaurus puisse se regrouper autour de cette idée utopiste alors qu'elle était justement totalement barrée. Malgré tout, hélas, la gamine ne fut pas 100% réaliste et jugea que c'était "pas infaisable", juste "ambitieux". Ah bah... Voilà, tiens, encore une personne de plus prise dans l'espèce d'obsession de Kaylinn... Nan parce que, si on me demande mon avis... Bon, ok personne ne me le demande mais vu que c'est moi qui raconte, je peux dire ce que je veux. Donc pour moi, c'était complètement dingue, irréalisable, et ce n'était pas le fruit d'une réflexion logique. C'était juste... Tiens, la petite Jade était obsédée par la propreté, c'était totalement fou, ce n'était pas raisonnable, c'était incohérent. Bah Kaylinn, elle, elle était obsédée par ce projet de colonie et il était tout aussi dingue. La différence était que miss Payne avait réussi à embarquer des milliers de personnes derrière elle dans son propre TOC... Bon, c'était pas un TOC, je sais pas comment ça s'appelle, faites pas chier, je suis pas psychiatre, juste narrateur.

Tout ça pour dire que la petite asiat' sembla immédiatement réagir avec un grrrand sourire et une excitation palpable, que percevait clairement la PDG. Malgré cette fébrilité, elle avait quand même quelques réserves et elle voyait bien que pas mal de points pourraient poser problème mais comme elle s'en doutait, la grande brune y avait déjà pensé pour la plupart. La question de l'évolution naturelle face à l'évolution technique et intellectuelle, la question des troubles mentaux imprévisibles, la fameuse théorie de la sixième extinction (qui pour elle était proche, moins de deux siècles), tous les modèles à créer et les problèmes posés par les statistiques et l'élément aléatoire de l'univers, ... Au final, la petite jugeait que Kaylinn aurait "besoin" d'elle et affirma vouloir en être, provoquant dans son enthousiasme des sortes d'anomalies visuelles étranges. Celles-ci intriguèrent quelque peu la miss en trenchcoat, qui avait déjà vu des choses comparables mais jamais d'aussi près. Elle se demandait... La jeunette pouvait-elle créer des hallucinations ou altérer directement les propriétés de la lumière ? Dans les deux cas c'était plutôt intéressant.

- Manipulation de la lumière, hein ? hasarda-t-elle alors avec un sourire, pointant vers les couleurs anormales. Peu courant. C'est joli.

Revenant à son interlocutrice, Kaylinn répondit à quelques uns de ses derniers propos :

- Je ne dirais pas sélection génétique... L'aspect génétique est mineur dans l'ensemble, l'idée est de supprimer des constructions sociales qui n'ont pas d'utilité dans une société intellectuellement et socialement avancée. Le racisme, le nationalisme, les religions, l'avidité financière, la soif de pouvoir, ... tous ces concepts avaient leur place, il y a longtemps de ça. Ils ont permis aux esprits un peu plus avancés de contrôler les esprits qui l'étaient moins... Le nationalisme a permis à des générations de dirigeants de pousser les populations peu éduquées à les servir, fièrement par dessus le marché. Les religions ont permis d'établir des règles de domination mais également de protection, je ne dis pas que tout était à jeter : certains "interdits" religieux ont évité des problèmes sanitaires. Il était plus simple de dire que "Dieu" a dit qu'il ne faut pas manger ceci ou cela que d'expliquer qu'au-delà d'une certaine chaleur, certains produits sont dangereux à consommer... Ou de dire que Dieu exige qu'on mange telle ou telle chose une fois par semaine, plutôt que de parler de diététique et d'équilibre alimentaire. Néanmoins... Ces concepts ne font désormais plus rien d'autre que nous retenir en arrière. Et vu que ces concepts sont, comme je le disais, des concepts acquis, enseignés d'une génération à l'autre... Le fait de refuser toute personne y croyant ou les enseignant permettra de les faire entièrement disparaître. Ils n'existeraient plus que dans l'enseignement de l'histoire.

Elle ajouta alors avec une mine concernée :

- Après il n'est pas question d'interdire les idées hors-normes. Plutôt, comme je le disais, de supprimer des vieilles idées qui ont eu leur utilité à une époque mais qui ne sont plus qu'un boulet que toute l'humanité traîne au pied sans pouvoir s'en débarrasser. Une devise du département de recherche est "si c'est de la science-fiction, faites-en de la science tout court". Aucune idée tordue n'est rejetée d'office, et si une de ces idées est irréalisable "dans l'immédiat", elle est mise de côté pour plus tard mais pas supprimée. On ne sait jamais comment la technologie peut évoluer... Beaucoup des concepts que nous avons réalisés étaient, il y a encore 20 ans, de la science-fiction pure et dure.

La pas-professeur-mais-quand-même-docteur-mais-pas-médecin-en-fait-elle-est-docteur-en-physique-mais-on-s'en-fout ajouta avec un sourire ravi :

- J'apprécie beaucoup votre raisonnement sur la nature, cela dit. Vous dites que la nature ne réagit que s'il y a une utilité... Et nous avons justement atteint un point dans notre développement où si nous avons un besoin, il sera bien plus rapide d'y répondre par notre intellect qu'en attendant que la nature fasse son office. Même en ce qui concerne le gène X, d'ailleurs.

Relevant sa manche, elle traficota un peu son bras gauche jusqu'à ce que la main ne "s'ouvre", révélant tous les mécanismes internes. Elle pointa de l'index l'endroit où les gaines de carbone de l'avant-bras rejoignaient la main, montrant des emplacements où il était visiblement possible d'en mettre plus.

- Ajoutez des gaines supplémentaires de muscles en carbone et vous pouvez obtenir une force surhumaine. Peut-être pas aussi folle que celle de certains mutants puissants mais au moins équivalente à la super-force du mutant super-fort moyen. J'ai bloqué ces recherches pour des raisons éthiques - nous avons des scientifiques, philosophes, économistes et que sais-je qui réfléchissent à la question... Je ne souhaite pas créer un "marché de l'augmentation" qui risquerait de créer énormément de problèmes sociaux. Néanmoins, le fait est qu'avec des technologies modernes, il est devenu possible pour un humain non-mutant d'avoir des capacités surhumaines, sans gène X. Et d'ici 10 ans nous pourrons sûrement aller bien plus loin encore, finir par le dépasser totalement. La nature évolue en suivant une courbe linéaire, la technologie suit une courbe exponentielle par contre.

La main se remit en place dans un claquement métallique sec, alors que la chercheuse affichait une mine préoccupée.

- Mais donnez ce genre de chose à quelqu'un de médiocre, qui a une tendance accrue à l'agressivité... Ou donnez ça à un politicien qui n'a pour seul objectif de devenir plus puissant, pour qui le pouvoir est une fin en soi et non un moyen... Et vous obtenez un désastre. Et le fait est que la science se développera, miss Oldfield, avec ou sans moi. J'ai décidé de bloquer ces recherches sur les super-implants pour des raisons éthiques mais un businessman moins humaniste que moi verra juste des profits potentiels et lancera tout ça sur le marché sans réfléchir une seconde aux conséquences...

Elle fronça alors les sourcils, le regard un peu dans le vague.

- Il y a bien des gens stupides... Mutants et humains... Nous avons vu les dégâts que peuvent faire des mutants stupides. Imaginez maintenant que toutes les personnes stupides du monde entier, humaines ou non, puissent acquérir un potentiel de destruction similaire... Ce serait un désastre absolu.

Revenant ensuite à la réalité, elle replanta son regard dans celui de son interlocutrice :

- C'est la raison pour laquelle nous devons partir. Rapidement. Le temps nous est compté. Il faut partir avant que quelqu'un ne mette la main sur ces technologies avancées, ou que quelqu'un ne décide de raser la planète parce que son précieux ego a été blessé. Si vous voulez venir à bord, vous serez la bienvenue une fois votre doctorat terminé. Nous avons de nombreux domaines de recherches, je suis à peu près sûre que vous trouverez une équipe qui vous convient ou que vous pourrez même créer votre propre groupe de recherches, si vous avez une idée novatrice qui contribuerait à cet objectif.

Jade cligna des yeux, se tournant légèrement devant l’indication du docteur Payne et immédiatement le monde retrouva sa colorisation normale. Elle commenta d’une voix neutre.

- Modification de la colorimétrie du spectre lumineux, c’est un champ d’altération permettant l’invisibilité, entre autre…Désolée, il m’arrive de le manifester involontairement dans certaines circonstances : l’excitation en est une.

Elle reporta son attention sur son interlocutrice. L’exemple du divin. Jade n’était pas d’accord, sa solution permettrait de corriger les religions historiquement marquées mais pas de supprimer l’idée du Divin puisque le divin à ses yeux étaient un axiome simpliste inventé pour contrer des angoisses métaphysiques typiquement humaine, elle murmura avec un demi sourire ironique.

- Je ne suis pas d’accord, je suis une scientifique et donc je ne crois pas au folklore mythologique mais je crois en la concrète et sombre nature Humaine. Si vous voulez supprimer le divin, le recours à une force surnaturelle : c’est la mort que vous devez supprimer….du moins la peur qu’elle engendre. Aucun animal ne croit en une force supérieur parce que justement, aucun animal n’a conscience de son temps limité sur notre planète et de la peur de ce compte à rebours engendre. On ne pourra jamais empêcher l’humanité de se poser des questions, ou d’entrer sans craintes dans les ténèbres de l’incertitude. Ensuite oui…certes, on peut « éduquer » pour empêcher le fanatisme…mais là une fois de plus vous vous heurterez à la Nature Humaine et des logiques simples prenant racine au plus profond de notre existence. Le meurtre par exemple, il est inscrit dans l’origine de la nuit des temps…le meurtre n’est pas « naturel ». Nous sommes la seule espèce à le perpétrer avec un autre but que de se nourrir ou continuer de perpétuer nos gènes.

Elle continua d’écouter réagissant une fois de plus lorsque Miss Payne reprit son argumentation sur l’évolution génétique et sa logique et bien sur les risques de dérives de la technologie aux mains de quelques crétins.

- C’est de la folie votre projet…mais…Justement, Je…comment dire ça….je pense que les manifestations du gène X ouvrent une nouvelle voie à l’Humanité, tracent des nouveaux chemins….des nouvelles direction d’études et d’analyses. Mais devancer la nature est….extrêmement dangereux : on ne peut pas donner une allumette à une bande d’imbéciles dans une poudrière, Ultimate en a été la démonstration absolue. Vous avez tout à fait raison, voyez ce qu’on a fait de Nobel et de l’invention de la dynamite faite à l’origine pour aider au perçage des roches des mines d’or, ou souvenez des mots terribles d’Oppenheimer devant les effets dévastateurs de sa propre création…« Maintenant, je suis devenu la mort, le destructeur des mondes »…bon d’accord, c’était une citation d’un texte sacré mais bon….l’idée est là ! NOUS provoquerons cette sixième extinction, je n’ai aucun doute la dessus….aucun espoir….vous avez…définitivement raison…il faut avancer vers autre chose.

Elle se tut baissant les yeux et restant longtemps silencieuse avant de murmurer.

- Je veux…je veux que vous me souteniez. Laissez-moi le temps de réfléchir à tout ça. Je reviendrais vers vous avec le fruit de ma réflexion dans un ou deux mois en vous proposant une ébauche de projet…et si vous jugez que ce que j’ai fait tiens la route alors…alors je veux votre soutient infaillible et inconditionnel. Contre vos confrères, contre ce monde, contre le raisonnable. Vos moyens et une liberté totale de travail : voilà mes exigences.

Il y a des moments qui comptent dans la vie. La jeune Jade n’en doutait pas mais elle ’ignorait alors que certains autres changeaient la face du futur. Car ce simple échange, cette simple rencontre changerait indiscutablement l’avenir de l’humanité. Dans deux mois, au terme d’un effort surhumain, elle proposerait au Docteur Payne un document de quelques pages….10000 mots simplement mais d’une audace logique et concise, d’une luminosité indiscutable : la base de ce qui 40 ans plus tard permettrais le déplacement spatial par trous de ver. Tout partira d’une rencontre et d’un souvenir : celle de son mentor le docteur Payne et d’une simple bravade entre sœurs il y a deux ans ou la cadette avait tenté de rationaliser le pouvoir de l’ainée, d’une question simple et complexe : pourquoi Aislinn ne pouvait pas ouvrir ses portails dans l’espace ? De la mise en évidence de l’interaction du champ magnétique terrestre sur le sens psychique de l’irlandaise et bien entendu de la modification de ce champ dans l’espace…en 2 ans, Jade théorisera le déplacement terrestre par encrage magnétique qui par développement pouvait être transposé aux courant magnétique spatiaux. En cinq ans, elle mettra en évidence l’anti-neutrino et sa constante homogène comme « fond de carte » permettant une géolocalisation fixe et une base au déplacement et créer un réseau d’ancrage en forme de planisphère. En dix ans, elle participera à la mise au point de l’Alterion qui agit sur la matière et les anti- neutrinos et forme une perturbation physique créant un Trou de ver stable et solide. Il lui faudra 20 ans de plus à Centaurus pour créer le premier réseau de transport terrestre par trous de vers et dix ans de plus pour commencer à cartographier « la voie d’or »…comme une sorte de chemin de fer du far west posant des points d’ancrage et traçant une voix dans l’espace tout en s’enfonçant dans l’infinité de l’univers. La première autoroute spatiale : la Voie Oldfield.
Tout a pris départ ici et maintenant.
La mise en equation de trois éléments : Anti neutrinos - champs magnétiques - ingénierie technologique

Dans ce simple échange et ces deux regards habités par la même obsession : Avancer….avancer à tout prix.

La colorimétrie du spectre lumineux. Putain, j'ai aucune idée de ce que ça veut dire ces conneries. Elle pouvait changer les couleurs en gros ? Va savoir. Dans tous les cas, Kaylinn semblait avoir compris et semblait trouver ça plutôt fascinant. Moi j'avais surtout retenu que ça permettait de devenir invisible, donc d'aller dans la douche des filles dans les salles de sport, là où y'a des nanas bien taillées et tout. Ohlala les trucs lesbiens qu'il doit y avoir dans les douches ! Ou alors c'est juste dans le porno ? Va savoir, moi je ne suis jamais allé dans les douches des filles. J'ai bien été éduqué, MOI ! Je lis pas les récits des autres et je ne suis pas leur existence s... Bon, d'accord j'arrête. Reprenons. HUMHUM ! Kaylinn hocha donc la tête, acquiesçant et confirmant qu'elle avait bien entendu et compris l'explication de la jeune Oldfield. Le fait qu'elle ne contrôle pas parfaitement ses pouvoirs aurait pu être un sujet d'inquiétudes mais à priori, le fait de changer les couleurs ou de devenir invisible par erreur n'était pas vraiment un gros gros risque pour qui que ce soit.

La jeunette répliqua alors que pour elle, la "NATUUURE HUMAIIIINE" (musique qui fait peur) ne pourrait pas être supprimée, cela incluant les notions divines en tous genres. Selon elle, les choses comme le meurtre, la haine et autres étaient profondément imbriqués dans cette "nature humaine" dont elle continuait de parler. Kay', elle, fit juste une petite grimace sceptique.

- On ne peut pas éliminer totalement ce genre de choses mais on peut suffisamment réduire leur incidence, afin qu'elles deviennent bien plus aisées à gérer. Enfin, vous pourrez accéder à toute la documentation si vous le souhaitez, il y a encore des discussions en cours autour de ces considérations.

Si elle le souhaitait elle pourrait aisément rejoindre ces groupes de réflexion, leur accès et leurs réunions étaient entièrement ouverts (pour peu qu'il y ait assez de place dans les salles, évidemment). Concernant le fait que le gène X puisse être dépassé dans les 50 prochaines années, la miss Jade ne semblait pas non plus entièrement convaincue que ça soit une bonne idée. Ah bah, au moins, là-dessus elles se rejoignaient avec miss Payne. Le fait qu'une extinction prochaine n'arrive semblait clair et net pour la jeunette, elle sembla donc convaincue du fait qu'il faille avancer, d'urgence, vers un plan de sauvetage un peu avancé et réfléchi. Kaylinn se contenta de hocher la tête avec un sourire satisfait, semblant plutôt contente d'avoir pu être aussi convaincante. Dans son esprit... Miss Oldfield était prometteuse mais encore instable, en partie à cause de son âge, en partie à cause de son vécu difficile. La grande brune espérait que lui donner une idée, un objectif, une responsabilité, quelque chose qui maintienne son cerveau hyperactif à pleine régime, pourrait l'aider à faire le point sur ses propres émotions.

Cela avait très bien fonctionné pour elle : la vie sociale et personnelle de Kaylinn avait été très compliquée pendant pas mal d'années, riche en solitude et en questionnements. Le fait de se lancer dans cette grande entreprise avait permis d'utiliser son potentiel intellectuel non pas en questions et en réflexions visant à résoudre de manière logique une chose qui ne l'est pas du tout (les relations sociales), mais dans quelque chose de bien plus grand qu'elle. Et le faire lui avait aussi permis de pouvoir observer ces réflexions qui l'obsédaient quelques années plus tôt, avec du recul et un regard plus objectif. Elle avait pu l'analyser, le relativiser, comprendre comment fonctionnaient pas mal de choses, ce qui au final s'était révélé être d'une très grande aide. Peut-être que la jeune Jade fonctionnerait très différemment, elle en était consciente, mais cela valait la peine d'essayer... Car clairement, il serait un gâchis immonde de perdre un tel potentiel à cause de déboires sociaux ou sentimentaux ou autres. Moi je pense plutôt que la recruter dans l'armée des intellos n'allait pas vraiment l'aider à se faire des copains normaux, mais bon... Personne me demande mon avis, à moi.

Bon après, je suis prêt à le reconnaître : au final, ce "pari" fait par miss Payne lui permettra d'atteindre son objectif. Jade ne débloquerait pas à elle toute seule le secret du voyage spatial plus rapide que la lumière, mais elle déverrouillerait des serrures absolument majeures à ce niveau. Kaylinn avait débloqué la première avec sa modélisation du subespace, le docteur James Coffey débloquerait la deuxième avec son procédé de focalisation de l'énergie d'ici quelques années, et Oldfield en ouvrirait plusieurs avec ses anti-neutrinos, ses théories sur le magnétisme, et les alterions. Mais pour l'instant, elle ignorait encore toute la portée qu'aurait cette rencontre. Moi je le sais parce que je suis le narrateur et je fais ce que je veux, d'ailleurs je pourrais donner une deuxième tête à Kaylinn si je voulais, mais je vois pas l'intérêt donc non... Je disais quoi ? HA OUAIS. Donc elle l'ignorait encore. Voilà.

Lorsque Jade fit la liste de ses exigences, la brune hocha la tête et répondit d'un ton assez nonchalant :

- Ce que vous demandez, c'est ce qu'ont la majorité des chercheurs qui travaillent ici, vous l'aurez également si votre ébauche est intéressante. Je tiens à remarquer en revanche que les esprits élevés intellectuellement ont des défauts malgré tout. Il est fort possible que certains de vos futurs collaborateurs aient eux-mêmes leurs propres troubles ou obsessions, pouvant aller à l'opposé des vôtres. J'en connais notamment un qui a une obsession du désordre : il est INCAPABLE de travailler si tout est rangé proprement. Ne vous en faites pas, il y a peu de chances que vous ne bossiez avec lui et je ne compte pas vous imposer de force les traits inhabituels de qui que ce soit, en revanche vous serez forcément amenée à devoir développer... Si pas une adoption de leurs habitudes, au moins une acceptation, une compréhension et une tolérance de celles-ci. Et ils devront en faire de même avec les vôtres.

Elle savait aussi que cela permettrait probablement de réduire la sévérité de ces obsessions. Certains de ses chercheurs avaient rendu leurs problèmes beaucoup plus gérables car ils avaient eu le choix : les rendre plus gérables et travailler dans le meilleur environnement possible, ou rester "coincés" et passer à côté de beaucoup de choses. Finissant par sourire et se lever, elle ajouta :

- Vu que vous me parliez de vos difficultés avec la propreté, ça me semblait être un point important à soulever. Quoi qu'il en soit j'attendrai avec curiosité et impatience votre e-mail, miss Oldfield, finit-elle en lui serrant la main - avec sa vraie main, hein, pas celle en carbone et métal. Je vous raccompagne ? demanda-t-elle alors en montrant la porte.

Une fois à l'extérieur, Hunter vint les accueillir avec toujours ce sourire affable et sympathique.

- Tout s'est-il bien passé, mesdemoiselles ?
- Très bien, merci Hunter. Pouvez-vous raccompagner miss Oldfield ?
- Bien entendu, avec grand plaisir, répondit-il avec toujours ce sourire charmeur. Oh, monsieur Lyle vient de me contacter, il dit qu'il y a un certain monsieur Palmer qui a tenté d'entrer sans badge ni rendez-vous.
- Palmer... Palmer Palmer Palmer...
- De chez Patton Boggs LLP.
- Les lobbyistes ? Ah oui, Palmer ! dit-elle d'un coup en claquant des doigts.

La porte de l'ascenseur s'ouvrit alors, laissant voir un homme plutôt élégant, d'assez grande taille, très carré, le genre ancien marine ou quelque chose du genre.


- Bonjour monsieur Lyle !
- Miss Payne.
- ... Palmer ?
- Il estime qu'il a droit à un entretien.
- Mais il n'a rien à estimer, tout le monde s'en fout de son avis moi la première...!
- C'est ce que je lui ai dit, il insiste beaucoup, je pensais que porter cela à votre connaissance serait une meilleure idée que de le jeter dans les poubelles.

Hunter accompagna Jade dans l'ascenseur, appuyant sur le bouton "rez-de-chaussée". Kaylinn fit un signe aux deux ainsi qu'un sourire, avant de reprendre sa discussion.

- Si, justement... Voilà ce qu'on va faire. Vous prenez deux Guardians, tenez Philips et Hansen sont de garde en plus non ? Et vous le jetez dans les poubelles.
- Dans les poubelles...? Vous êtes sûre que...?
- Et vous lui dites que s'il veut me voir, il prend un rendez-vous, répondit-elle alors que les portes de l'ascenseur se fermaient. Le fait que son patron ait du pognon ne l'autorise pas à être une espèce de gros con qui...

Deux Mois et une semaine plus tard, même lieu.

Je suivais Monsieur Lyle à travers les couloirs du titanesque complexe, je n’avais plus de garde rapprochée depuis la « rencontre houleuse » entre le Clan Oldfield et la fameuse Sage, ce qui n’était pas plus mal. J’incluais évidemment Kaya Kangee dans ce clan après ce que nous avions fait, impossible d’en nier sa place. J’avais toujours cette excitation certaine depuis ce nouveau coup de téléphone cette fois. Je ne pensais pas que le Manifeste allait produire un tel effet sur elle.

Je lui avais fait parvenir par mail une version cryptée…oui ca peut surprendre mais souvent, nos mailing suivent des protocoles précis pour éviter le piratage de données et mes « contacts » dans le Dark Web ont ajoutés à toutes mes manies, la paranaia en plus. Après tout, il y a deux mois, j’avais été impliqué dans la plus grosse tentative de chantage numérique envers la Nation X et je n’avais même pas été inquiétée pour ça. Nous avions défiés ouvertement l’autorité de l’Etat et nous en étions sorties tous indemnes..y’avait pas à dire…Aislinn était une fondue de première et nous des cinglées pour l’avoir suivi la dedans. C’était heureusement derrière moi et ca le resterait conformément à ce que nous avions décidé. Donc …Oui…le message crypté, j’avais envoyé le manifeste sous cette forme et maman avait insisté pour que je dépose au Centre National, la propriété de l’invention de l’équation de résonnance parce que , comme elle me l’avait dit entre deux gorgés de son café matinal « si c’est important pour toi, c’est surement que ça vaut la peine de le protéger. Laisse-moi de me charger de l’aspect juridique. ». J’avais levé les yeux au ciel, j’étais tellement loin de ces préoccupation terre à terre, ce n’était tellement pas « la » Doctoresse Payne que je connaissais. Mais vous savez comment sont les mères. Ultra protectionnistes.
Bref deux jours plus tard, à peine le mail envoyé que quelques heures à peine ensuite, le numéro privé de Miss Payne s’afficha. Mon cœur cessa de battre, je restais là, stupide et prostrée, hésitant même à décrocher mon foutu holophone et après dix sonneries lorsque je me résignais à le faire ce fut pire. Alors que je ne savais plus quoi dire à part un timide « oui », j’attendais que le ciel me tombe sur la tête. Elle ne me dit que quelques mots : « il faut que l’on se voit », j’ai répondu « quand ? », elle rétorqua « le plus tôt possible » et cet entretient surréaliste se conclut par un « ok ». Je n’ai pas dormis depuis…en même temps ça ne fait que 48 heures.

Qu’avait-elle pensé de tout cela ? Voyait-elle la même logique que la mienne ? Je ne me posais aucune question sur sa capacité à comprendre, mais surtout sur celle à voir « au-delà » de cette simple démonstration d’une équation…voir ce que cette ligne de 89 symboles pouvait ouvrir comme perspectives au-delà du travail titanesque qui en découlerait. Tout restait à faire bien sûr mais cette équation là…elle était réelle et démontrée mathématiquement et lorsque la matière exotique des Anti-neutrinos pourrait être mise en évidence alors….plus rien ne pourrait empêcher d’avancer vers le voyage terrestre par trou de ver. Plus tard, bien plus tard j’ai compris que ce que j’avais réalisé durant ces deux mois de folie, de privations, de clashs pourrait chez un scientifique normal être l’aboutissement de 2 à 3 ans de recherches. Ma thèse serait la démonstration physique des anti neutrinos mais mon génie resterait à jamais exprimé à travers ces 89 symboles.

Je me demandais comment elle allait m’accueillir, je n’en savais pas plus mais mon cœur était enfin où il devait être. Tout se ferait ici, je le savais. J’étais chez moi pour la première fois. Je veux dire « à ma place » vraiment.

Une certaine fébrilité animait les bureaux de Centaurus, depuis maintenant 48 heures. Quand Kaylinn avait reçu le mail (crypté, étrangement) de la jeune Oldfield, elle l’avait parcouru en diagonale tout en faisant autre chose. Puis elle avait haussé un sourcil, laissant de côté ce qu’il y avait sur son autre écran, et relisant l’ensemble avec un air un peu sidéré. C’était… inattendu. Quand la jeune Jade lui avait parlé de ses théories, elle avait trouvé ça intéressant mais n’imaginait pas quelque chose d’aussi détaillé. Elle pensait qu’il s’agirait… d’un concept, avec quelques idées générales mathématiques, rien de plus. Ce qu’elle avait sous les yeux était… du génie, tout simplement, elle ne trouvait aucun autre terme.
 
Ce n’était pas du génie vraiment grâce aux mathématiques. En soi certes, il fallait un esprit brillant pour parvenir à ces 89 caractères, évidemment… Mais une personne douée en maths pouvait arriver au même résultat. Non, ce qui était fantastique c’était, aux yeux de Kaylinn, le CHEMINEMENT, la réflexion qui avait fini par mener Jade à ce résultat. Elle avait réfléchi totalement en dehors des clous, ne s’était pas une seule seconde limitée à des éléments connus ou existants. Elle était partie d'un principe totalement fou voire fantaisiste et avait réussi à obtenir un résultat parfaitement cohérent et logique.
 
Autant dire qu’elle ne rentra pas chez elle, cette nuit-là. Hunter lui fit monter de la bouffe (du Chinois, elle aimait bien ça pour réfléchir) avant de la laisser à son tableau. Le lendemain, il revint pour la trouver face à non plus un mais six tableaux sur lesquels elle avait passé sa nuit entière à revérifier et recalculer de zéro tout ce que Jade lui avait envoyé. Et ça tenait la route. À priori, c’était juste. Bien évidemment il restait encore fort à faire, comme vérifier de façon expérimentale l’existence de tout ça… Au fond, bien des choses existaient en mathématiques et en physique théorique, mais n’avaient jamais pu être observées. Mais la base était là et elle semblait fonctionner. La grande brune passa un coup de fil rapide à miss Oldfield, parvenant tout juste à formuler deux phrases cohérentes, avant de finalement s’endormir dans le canapé de son bureau.
 
Ce fut le lendemain, enfin vers 14h quand elle se réveilla finalement, que les choses sérieuses commencèrent. Il était temps de passer à l’évaluation par les pairs. Elle arracha immédiatement trois de ses chercheurs les plus pointus en matière d’électromagnétisme et en leptons. Autant dire qu’ils eurent une journée bien chargée. Pendant pas loin de 8 heures, les quatre restèrent dans le bureau de Kaylinn à reprendre les calculs, les vérifier, les tourner dans tous les sens, débattre de ce qui était bon ou pas bon, expliquer pourquoi tel ou tel résultat avait ou non du sens, … La soirée se termina vers 23h pour reprendre le lendemain au petit matin. Et ce fut finalement vers 14h30 qu’arriva Jade. Enfin, ça, personne ne s’en rendit vraiment compte au départ.
 
Lorsque Jade arriva, elle fut doublée par une personne avec un grand plateau roulant, couvert de victuailles. Café, thé, chocolat chaud, barres énergétiques, bonbons, sandwichs en tous genres, petits fours, il y avait de tout et n’importe quoi. Dans les faits, chacun des présents avait fait sa propre commande, d’où l’hétérogénéité du tout. D’un pas rapide elle rentra dans le bureau, laissant là le chariot et récupérant l’ancien, qui était plein de déchets en tous genres.
 
De son côté, Hunter accueillit la jeune Jade avec ce même large sourire séduisant et affable à la fois, montrant la porte à Lyle et son invitée. A l’intérieur, c’était… un peu le bordel, soyons honnêtes. La pauvre Jade devait halluciner.
 
Il y avait quatre personnes, dont un homme (d’une étrange couleur jaune) et une femme (dont les yeux étaient 100% noirs) en blouse blanche, un type avec un polo vert foncé et une moustache de ouf, et une qui était Kaylinn, toujours avec son foutu corset et ses bottes de métalleuse. Ils discutaient… et la discussion était animée. Chacun griffonnait sur son propre tableau avant de pointer des trucs sur celui du voisin, poser des questions, contester quelque chose, ou au contraire corriger des trucs pointés par le voisin, …
 
- Par contre, cet aspect-là… Il va nous falloir aller plus loin.
- Nonononon attendez, Sheldon Glashow avait travaillé là-dessus quand il était à Harvard, j’en suis sûr, sûr à 200% !
- Ah oui, oui maintenant que vous le dites ! Vous avez les documents ?
- On peut les récupérer, et avec ça on peut facilement prévoir le comportement des bosons W lors de l’impact.
 
De l’autre côté, les deux autres (dont Kaylinn) étaient aussi en pleines réflexions.
 
- Oui mais ça, encore faut-il le vérifier ! Il faut des observations pour ça !
- Et alors, on utilisera l’IceCube en Antarctique et affaire classée.
- Mais… mais il y a au moins 2 ans d’attente, je le sais, j’ai demandé, il y a des dizaines de laboratoires qui attendent avant nous !
- Mais on les défonce, je sais pas, ça arrive de « tomber dans un escalier », on ne peut pas attendre 2 ans… Laissez tomber ça, on se démerdera, on s’en fiche totalement.
 
Apercevant le chariot rempli de bouffe dans le coin de sa vision, elle tendit la main négligemment tout en continuant de discuter, traçant mentalement un vecteur pour amener un sandwich vers sa main. Le problème, quand on est distrait, c’est que des fois on se merde. Le sandwich voltigea vers elle et s’écrasa en plein dans sa tronche avant de tomber par terre – heureusement qu’il était sous plastique. La scène provoqua l’hilarité de son confrère, qui se retrouva pris d’un rire particulièrement ridicule (des sortes de respirations aiguës suivies de bruits de cochon), pendant que la PDG ramassait le pauvre sandwich (qui avait pris un bon coup) avec un air dépité et en se frottant la joue. Clairement, ça allait laisser une marque.
 
Ce fut à ce moment-là qu’elle aperçut Jade et Lyle, qui étaient entrés dans la pièce depuis une bonne vingtaine de secondes.
 
- Ah ! Vous voilà ! Miss Oldfield, je vous présente… Montrant le type jaune et mort de rire : Le professeur Winslow, notre expert en bosons. La femme aux yeux noirs : Le docteur Castelmann, qui travaille sur tout ce qui est électromagnétisme… Et enfin le moustachu au polo : Et le docteur Waklaw, qui dirige notre « pôle FTL » à New Heaven. Montrant finalement Jade : Voici miss Oldfield, l’auteur de ce sur quoi nous nous prenons le chou depuis presque 48h non-stop !
 
Les trois lui firent un signe assez sobre, ne semblant pas trop savoir comment agir. Applaudir ? Lui faire un câlin ? Lui faire « coucou » ? Les trois étaient aussi à l’aise socialement que Jade ne pouvait l’être, à ce niveau elle se sentirait chez elle. Au final, Kay’ se rapprocha d’elle.
 
- Vous voulez manger quelque chose ? Ah, oui, la stérilisation… Je ne sais pas trop si on a… Hunter, vous pouvez… ? demanda-t-elle alors que l’assistant était déjà parti justement vérifier ça. Ah, parfait.
- Des années, commença Waklaw. Des années que nous avions exclu les trous de ver à cause de leur besoins énergétiques infinis, et vous avez ramené à la vie une théorie mise au placard !
- Ramené à la vie, ramené à la vie… C’est prometteur mais il faut faire des observations, signala Winslow.
- Ne faites pas encore votre mauvaise tête, Colin, même vous, vous avez admis que c’était génial, répliqua alors Castelmann.
- N’empêche... n’empêche... répondit juste Winslow avant de retourner à ses équations.
- Ne faites pas attention à William, Jack et Averell, signala alors Kaylinn en levant les yeux au ciel. Parlons plutôt affaires ! Quand pouvez-vous commencer ?

Le monde s’effondrait.
Elle ne semblait pas comprendre la scène qui se déroulait face à elle. Elle s’était attendue à pas mal de chose mais certainement pas cette réunion bigarrée, un barnum scientifique avec des personnes dont elle connaissait certaines seulement pour avoir lu des écrits et il y avait longtemps déjà. Elle ne sembla pas comprendre les mots, elle échappa à l’instant d’hilarité. A la place il ne restait qu’incompréhension et un immense sentiment d’avoir été le dindon d’une farce cruelle, que son idole de toujours venait de la poignarder en plein cœur. Elle voulait partager avec elle ce moment, elle ne s’était pas attendue à ce que l’information circule à ce que le Docteur Payne puisse prendre de telles initiatives sans son accord. Elle restée là, stoïque et peinée, infiniment déçue avec soudai l’impression de n’être qu’une gamine de 6 ans croyant trop longtemps au père noël et qui découvre ses parents sélectionner les cadeaux à lui acheter sur un catalogue de jouets en promotion. Elle savait que le monde était cruel, que certaine personne n’avait pas de scrupules mais tout ce qu’elle sentait à présent dans sa bouche devenue muette, c’était le gout terrible de la trahison et de la déception.

- Ne faites pas attention à William, Jack et Averell,. Parlons plutôt affaires ! Quand pouvez-vous commencer ?

- Que..quoi ?

Elle tourna un visage profondément triste et marqué par les deux mois de privations vers elle. Comme si les mots prononcés étaient devenus incompréhensibles.

- Vous travaillez sur…mon équation.

Il s’agit d’une simple affirmation, sa voix semblait misérable. Elle n’évoquait cependant pas le terme « théorie » puisqu’à ses yeux, l’équation était démontrée et vérifiée par les outils mathématiques.

- Vous…vous n’aviez pas le droit. C’est à VOUS que je l’ai envoyée pas…pas à ces « gens ». vous aviez dit…qu’on en parlerait…

Elle esquissait une sorte de rictus de dégout, son corps semblant se tendre en un spasme.

- Maman avait raison…vous voulez me…me dépouiller…vous m’avez trompée…c’est…injuste.

Elle la regarda une dernière fois, plissant les yeux en un mélange de vexation, de colère et de déception.

- JE CROYAIS EN VOUS ! VOUS N’ÊTES QU’UNE IMPOSTEUR !

Elle disparue brutalement à la vue de tous, la porte du bureau grinçant encore alors qu’elle n’était déjà plus là. Elle s’était manifestement enfuie. Certains collaborateurs semblèrent surpris de se faire bousculer par une sorte de spectre qui courait dans les couloirs vers la sortie. Jade avait pris la fuite, traçant en pleurant de déception son chemin dans les couloirs. Elle avait beau être un génie, elle avait beau s’affirmer comme tel ou laissait son orgueil la dominer, elle restait avant tout une jeune adolescente d’à peine 19 ans qui avait vécue dans une bulle, bercée par des idoles et qui était d’une fragilité absolue. Les intentions du Docteur Payne n’étaient ni malveillante, ni mercantiles, ça la jeune Jade l’ignorait totalement comme apparemment le Docteur ignorait qui se cachait derrière cette carapace de certitudes et d’assurance trompeuse.
Elle n’avait plus de grands projets en tête. Tout ce qui l’intéressait à présent c’était de se terrer chez elle dans sa chambre pour pleurer toute son amertume.

La jeune Jade semblait un peu surprise. Pour le coup, Kaylinn ne s’en rendit pas immédiatement compte, trop prise par cette sorte de fièvre de la découverte qui l’animait depuis deux jours déjà. Forcément, le fait de rester plus ou moins surexcitée pendant autant de temps (et de rester plongée dans les chiffres) n’aidait pas particulièrement à augmenter son niveau d’empathie, déjà assez difficile à gérer. Ainsi, elle répondit d’un ton enjoué à sa jeune invitée :

- Vous travaillez sur…mon équation.
- Nous en faisons une revue avant tout, et c’est prodigieux ! J’avais hâte que vous arriviez !

Là arriva le moment où, finalement, la PDG commença à se dire qu’il y avait un problème. Pas à « ces gens » ? Comment cela ? se demandait-elle. Elle ne se souvenait pas avoir dit qu’elles en parleraient, ou du moins pas dans un cadre 100% fermé et contrôlé. Ou l’avait-elle dit ? Kay’ ne s’en souvenait pas trop, l’esprit trop encombré par ce que j’évoquais plus tôt. La fébrilité de la découverte et toutes ces conneries. Du coup, quand la petite brune se mit à dire que sa mère avait raison et que miss Payne voulait la dépouiller, elle afficha une mine de confusion assez totale, tout comme ses collègues d’ailleurs.

Une fois que la jeune chercheuse eut fini de crier, la directrice haussa un sourcil, toujours avec cet air particulièrement perdu. Clairement : elle ne comprenait pas. Une vérification par ses pairs, c’était l’étape de base de toute hypothèse scientifique, n’importe quel étudiant le savait, d’où l’incompréhension intégrale du docteur. Le fait était qu’elle était devenue invisible et devait être en train de foutre le camp… Ce serait quand même dommage.

- Monsieur Lyle, dites aux gardes de l’entrée de passer en IR. Et pas de violence, c’est les vacances. Enfin…
- Je vois, oui, ne vous en faites pas, dit-il en attrapant sa radio.

De son côté, Winslow lâcha :

- Un brin instable, votre petit génie, non ?
- Voulez-vous vraiment que l’on reparle du drame que vous avez fait au réfectoire parce qu’il n’y avait plus de yaourts à la noisette, professeur Winslow…?
- … je vois où vous voulez en venir… N’empêche… les noisettes ont des effets très bénéfiques sur la santé et sont idéales pour conclure un repas, en raison de leur richesse en…

Kaylinn se contenta de le laisser marmonner, levant les yeux au ciel et prenant l’ascenseur à la suite de Jade. Le temps qu’il remonte, que les portes s’ouvrent et tout ce qui allait avec, il se passa bien 2 ou 3 minutes avant qu’elle ne parvienne finalement jusqu’au hall principal, où se déroulait un petit drame du quotidien. Les deux gardes, la visière tactique baissée, avaient trouvé une étrange forme qui apparaissait sur les détecteurs infra-rouge et UV mais pas le spectre lumineux visible. L’interception se fit plutôt tranquillement… La suite, un peu moins. Kay’ débarqua pour voir les gardes en train de se faire copieusement insulter et traiter de conspirateurs et va savoir quoi d’autre. Soupirant, miss Payne approcha tranquillement avant de se baisser légèrement.

- Miss Oldfield ? Hey. OH ! lâcha-t-elle en claquant des doigts. Je sais que vous avez un esprit brillant et logique, hm ? Brillant et logique. Je vais donc vous demander d’y faire exclusivement appel pour les… 10 prochaines minutes, ce après quoi vous pourrez reprendre normalement. Dans ce genre d’instants j’aime bien classer les étoiles visibles par masse, dans ma tête, vous avez peut-être une technique similaire afin de maintenir vos émotions au calme. Au calme.

Haussant un sourcil afin de voir si elle avait l’attention de Jade, elle reprit alors rapidement :

- Bien… D’abord vous êtes libre de partir, en dépit de ce que vous dites de mesdemoiselles Frazier et Hulse. Je vais néanmoins vous demander une faveur : me donner… je dirais que 8 minutes devraient suffire. 8 minutes… Hmh… 8 minutes. Soit vous acceptez, soit vous pouvez partir dès maintenant sans me donner ces 480 secondes. En revanche, si vous me les donnez je pourrai vous expliquer pas mal de choses, notamment la raison de la présence de mes collègues. Si à l’issue de ces 480 secondes vous n’êtes pas convaincue, je détruirai toutes les copies existantes en ma possession de vos recherches et, de notre côté, nous reprendrons où nous en étions avec nos tâtonnements sur le subespace. Waklaw, Winslow et Castelmann devront signer un document légal les empêchant de reprendre des recherches dans ce domaine, tout comme moi. Hmh… tout comme moi. Si vous êtes convaincue par contre… Je dirais que là, ça sera à vous de décider de ce que vous ferez. Cela vous semble-t-il raisonnable ?

Elle parlait d’un ton assuré mais elle ne l’était pas. Pas du tout. Il y avait… un contraste entre sa voix sûre d’elle et sa communication non-verbale. Son regard n’était pas fixe, ses doigts bougeaient un peu trop, et même au niveau verbal : le fait de reprendre ce « tic » de répéter certains mots ou groupes de mots plusieurs fois de suite trahissait clairement son stress extrême. Elle avait déjà dû prendre de lourdes décisions affectant le futur de ses employés, ou le sien. Là, cette fois-ci, sa capacité à convaincre une jeune femme à peine sortie de l’adolescence et extrêmement énervée en 480 secondes déterminerait quelle allure aurait le futur du voyage spatial. Autant dire que ce n’était pas léger…

- NE ME TOUCHEZ PAS !!! LAISSEZ MOI PARTIR VOUS N’AVEZ PAS L’DROIT !!!

Elle éructa en hurlant, puis se tourna pour constater qu’elle était acculée contre le mur, ne pouvant plus trouver une seule issue. Sa raison s’effondrait alors que sa respiration se faisait saccadée, elle s’affaissa sur elle-même en grondant comme un animal pris au piège. Son regard se fit plus fou, comme complètement perdu alors que sa voix était devenue plus rauque et menaçante.

- N’me touchez pas ou j’vais vous crever…j’vais vous crever…..bande d’enculés

Une voix et son expression change alors que son regard s’agrippe à elle avec force. Noir, profond et abyssal ; les pupilles dilatées totalement. Elle observe avec une expression de rage.

Le monde changea à nouveau alors qu’elle semblait retrouver une visibilité. Le monde lui perdit à nouveau ses couleurs pour un étonnant mélange de gris et de couleurs violentes d’un rouge sang agressif. Elle venait de déployer son Silent World sur un bon tiers du bâtiment, rendant ce dernier en partie invisible et provoquant à l’extérieur un mouvement de panique. Mais la voix posée et monocorde de Kailinn survivait à la rage.

- Vous non plus…ne…ne me touchez pas…

Elle inspira lourdement fermant les yeux un instant et les rouvrant ensuite, puis ses lèvres commencèrent à bouger en une sorte de litanie.

- 10007 10009 10037 10039 10061....

Cela dura longuement, elle ne lâchait pas du regard le Docteur Payne et lorsqu’elle passa 10501, elle finit par ne plus rien dire et le Silent World perdait ses teintes vives, le rouge fondant pour faire place à des teintes de violet et de bleu…Elle finit par se laisser glisser sur le sol, comptant toujours mentalement les nombres premiers.
Elle respirait péniblement et finit par murmurer en désignant d'une main tremblantes les deux femmes responsables de la sécurité

- Qu’elles s’eloignent….je n’veux plus les avoir dans mon champ de vision…je ne supporte pas….l’impression d’être…emprisonnée et retenue de force….

Une fois que l'ordre de reculer fut donné., le silent Word finit par se dissiper, laissant à ceux qui était là le spectacle piteux de la pauvre Jade assisse sur le sol essayant de retrouver son souffle et du Docteur Payne face à elle

- Si vous promettez de me laisser partir…vous aurez ces huit minutes…c’est tout ce que je peux promettre…vous avez perdu ma confiance. Tout ce que j’voulais, c’était savoir si le manifeste tenait la route…pas que vous mettiez en branle tous vos services… J’ai débuté un master en Mathématiques…putain….j’ai même pas de Doctorat….tous ces gens dans votre bureau…j’ai juste l’air d’une gamine avec une pelle et sceau à côté d’eux. Je…vous…vous n’auriez pas dû agir comme ça….avec moi.

Il fallut un petit moment à la jeune Oldfield pour calmer sa joie, et pour que l’immeuble retrouve son allure normale. Assez rapidement, un message de Lyle passa sur les haut-parleurs, indiquant qu’il ne s’agissait que d’un incident de contrôle de pouvoirs, sans aucun danger pour le personnel. Visiblement ce genre de chose était déjà arrivée, vu que la plupart des gens présents reprirent leurs activités normales alors que Jade arrivait à 10501. C’était un élément que Kaylinn devrait prendre en compte : l’instabilité des pouvoirs de Jade ne posaient à priori pas de risque immédiat mais pourraient quand même devenir un souci. En soi elle ne voyait pas ça comme une menace, plutôt comme quelque chose où il serait nécessaire de l’aider, si elle l’acceptait évidemment. Kay’ elle-même avait été forcée de travailler sur ses pouvoirs, afin de ne pas dévaster des hangars ou rater son coup de façon fatale…
 
Quand elle demanda à ce que les deux gardes s’éloignent, la directrice tourna la tête vers elle en hochant la tête avec un sourire.
 
- C’est bon ne vous en faites pas.
- Nous sommes à l’entrée dans tous les cas, si besoin, répondit l’une d’elles avec une voix légèrement déformée par le casque.
- Parfait, merci beaucoup Bethany.
 
Les deux relevèrent leurs visières, ce qui leur donna un look nettement plus sympathique subitement, et reprirent leurs positions d’origine. Jade déclara alors être prête à donner ces 8 minutes à son interlocutrice, pourvu qu’elle puisse partir après, et expliquant la raison de cette crise : elle ne savait même pas si le manifeste tenait la route et voulait juste son avis à elle, pas lancer toute la procédure de vérification par les pairs et le lancement d’un groupe d’études entier. Kaylinn hocha la tête, se relevant et montrant l’ascenseur avant de s’y diriger.
 
- Venez, nous allons descendre. Comme je le disais, je n’ai aucune envie de vous retenir, de force ou non d’ailleurs. Les esprits brillants fonctionnent mal sous la contrainte ou le stress, et honnêtement, je ne suis pas la mafia Chinoise non plus… Je ne vois pas pourquoi je vous, je ne sais pas, prendrais en otage ou autre chose.
 
Entrant dans l’ascenseur, elle passa son badge devant un petit lecteur discret, ce qui ouvrit un panneau de l’ascenseur. Un lecteur optique en sortit ainsi qu’un petit clavier : Kaylinn plaça son œil devant, avant de taper un (long) code, ce qui fit descendre l’ascenseur jusqu’au -5, alors qu’il n’y avait que 4 sous-sols de parking.
 
- Je sais que je vous dois des excuses. Sincères, vraiment. Mais j’ai demandé ces 8 minutes afin que votre décision de me retirer votre confiance soit faite en fonction d’arguments logiques… logiques. Pas émotionnels.
 
-5, -6, -7, …
 
- J’ai perdu de vue le fait que vous venez de commencer votre doctorat. Votre hypothèse mathématique… J’ai rarement vu quelque chose d’aussi construit et prometteur, alors j’ai fait ce que j’aurais voulu, moi, que l’on fasse avec une de mes propres hypothèses : passer directement à la vérification par mes pairs, afin de m’assurer que mon hypothèse soit bel et bien juste. Sur le coup de l’enthousiasme… j’ai perdu de vue le fait que vous ne voudriez peut-être pas la même chose, et comme je l’ai dit j’en suis navrée. Et une nouvelle fois : si à l’issue de ces 8 minutes, ou plutôt 7 et quelques maintenant, vous n’êtes pas convaincue… alors je détruirai toutes les traces dont nous disposons et les 3 seules autres personnes à avoir vu ça ne pourront pas travailler sur quoi que ce soit s’en rapprochant. Ils ne pourront pas.
 
-8, -9, -10, … Finalement, l’ascenseur s’arrêta à -10, et Kaylinn en sortit, montrant son badge à un poste de sécurité où se trouvaient trois guardians et un légionnaire.
 
- Je sais que vous avez des questions, vous aurez aussi vos 8 minutes ou plus si vous le souhaitez, précisa-t-elle en souriant. Je ne crois pas au « vol » d’idées, comme vous le disiez. Nous n’avons jusqu’ici jamais fait d’espionnage industriel dans ce genre de domaine. Je préfère « voler » un scientifique à une entreprise ou une université en lui faisant une meilleur offre, plutôt que de juste récupérer une copie de ses travaux l’air de rien.
 
Une porte s’ouvrit, menant à un couloir. Kay’ prit alors la troisième porte à droite, qui menait à une sorte de poste d’observation donnant sur un petit hangar. À l’intérieur de celui-ci, quelque chose qui ressemblait à une immense batterie MHD sur laquelle travaillaient une quinzaine de personnes différentes, prenant des mesures, faisant des vérifications, convoyant du matériel, …
 
- Voici notre dernier modèle de batterie MHD. Elle doit rentrer dans ceci, commença-t-elle en traficotant un des ordinateurs, révélant ainsi une image (ou plutôt un plan détaillé) d’une sorte de véhicule spatial complexe. Ce croiseur est une des raisons pour lesquelles j’ai créé le centre de New Heaven. Il s’agit d’un croiseur que nous voulons utiliser comme sorte de « train spatial » dans notre système solaire, qui permettrait de faire de nombreux allers et retours entre nos planètes. Et la batterie que vous voyez en bas l’alimenterait de façon fiable. Elle serait en revanche insuffisante pour aller plus vite que la lumière… Sauf que…
 
Kay’ pointa rapidement Jade du doigt.
 
- Vous êtes arrivée là. Vous êtes arrivée. Votre hypothèse… Une batterie de ce type suffirait. Amplement. Vous avez peut-être résolu en 2 mois une question que des groupes entiers de chercheurs de génie se posent depuis plus de 15 ans. Depuis que j’ai commencé. Je cherche une solution de ce type depuis mes 19 ans, miss Oldfield. C’est pour ça qu’en lisant votre manifeste… Je n’ai pas dormi de la nuit, je l’ai reparcouru une vingtaine de fois, j’ai refait tous les calculs « à la main », et quand je me suis rendue compte que ça marchait je me suis précipitée. Je me suis même engouffrée, engouffrée, dans cette voie novatrice. Et par là-même, comme je le disais, je vous ai blessée – ce qui n’était pas mon intention, même si en soi cela ne change pas les faits. Hmh... ça ne change pas les faits.
 
Elle leva alors la main, signalant :
 
- J’ai encore… 3 minutes 30. Pour vous montrer que je ne plaisante pas… Elle ouvrit un autre fichier, après avoir tapé plusieurs fois ses identifiants (des différents) et utilisé sa clé pour la double authentification. Voici le Venus Explorer.
 
Une image apparut, d’une sorte d’immense scaphandre blanc et gris qui ressemblait à celui d’un astronaute… Mais il faisait plus de 2m50 de haut et avait des proportions immenses.
 
- Son rôle sera de participer aux efforts de construction et de terrassage des zones que les futurs colons humains voudront transformer en campements ou villes. Sa particularité est sa résistance : il est conçu pour, comme son nom l’indique, résister aux conditions extrêmes de Venus. Pression monstrueuse, températures absurdes, atmosphère acide au possible… Ces petits monstres coûtent des fortunes abominables mais permettront d’explorer en personne des lieux extrêmement hostiles à la vie humaine.
 
Quittant l’écran holo des yeux, elle se tourna vers Jade.
 
- Pourquoi je vous montre ça ? … pourquoi je vous montre ça… Je prends un risque presque absurde en vous montrant ce petit monstre. Sa capacité à résister aux éléments de Venus en fait aussi un potentiel véhicule d’assaut lourd. Il pourrait résister à des tirs directs de roquettes. Cela le fait rentrer dans la catégorie du matériel militaire lourd, et nous n’avons pas l’autorisation d’en produire, même si en soi ce n’est pas vraiment un véhicule militaire mais un prototype conçu pour l’exploration interplanétaire. Et si un gouvernement ou groupe quelconque parvenait à mettre la main sur les plans, ce qui serait légalement possible pour le gouvernement américain, ils en feraient un nouveau type de tank ou d’arme ou je ne sais quoi d’autre sans passer par la case départ… sans passer par la case départ.
 
Elle arriva alors à sa conclusion :
 
- En somme, si un jour nous décidons de vendre votre théorie au plus offrant, vous avez maintenant la capacité de nous couler, ou au moins de nous rendre la vie misérable pendant plusieurs années. Vous indiquez à l’état-major américain que nous disposons de deux de ces scaphandres dans nos locaux de New-York, niveau souterrain -12… au -12.
 
Il lui restait moins de 30 secondes.
 
- C’est donc maintenant à vous de voir. Vous pouvez repartir dès maintenant et révéler ça à nos amis de l’armée. Centaurus ne mourra peut-être pas mais nous perdrons probablement beaucoup et je finirai très certainement conscrite de force afin de les aider à transformer ces scaphandres d’explorations en armes lourdes. Vous pouvez aussi décider de partir, et garder cette information sous la main au cas où nous déciderions de vendre votre savoir au plus offrant, comme vous sembliez le craindre. Vous pouvez aussi rester. Comme je le disais, je suis prête à vous mettre à la tête de votre propre équipe, dès que vous sentirez prête à le faire. Ou en solo si vous vous sentez plus à l’aise. Maintenant, demain, lundi prochain, dans 6 mois, dans 2 ans, ou plus tard, selon vos préférences. En somme… je vous fais plus ou moins un chèque en blanc. Vous n’êtes pas obligée de décider maintenant ; dans mon expérience, des décisions réfléchies mûrement sont rarement prises « sur le coup ». Rarement… On ne se rend compte de toutes les implications qu’après avoir fait autre chose, pensé à autre chose, dormi, … Et mes 8 minutes sont écoulées, je les ai même dépassées un peu je pense.
 
C’était un moment particulièrement lourd pour elle. Elle venant littéralement de donner ses couilles sur un plateau à miss Oldfield, qui avait déjà montré une propension à l’énervement irrationnel. Pour elle ça en valait la peine. Moi… On s’en fiche de mon avis, je ne suis que le narrateur, mais elle jouait gros quand même. Elle était loin d’avoir décrit toutes les conséquences qu’aurait la révélation des Venus Explorers au gouvernement. Tout Centaurus Security serait absorbée de force par l’armée américaine ou un de ses partenaires (la DARPA, Raytheon, Lockheed, …), les autres départements seraient soit fermés à moitié soit fermés tout courts, Centaurus Aerospace serait définitivement fermée et toutes les autorisations de lancement se retrouveraient annulées, quant à Kaylinn, elle finirait ses jours à devoir travailler de force sur des projets high-tech visant à tuer son voisin. Gros, gros, gros risque… Et elle le savait. Son regard était toujours fuyant, elle semblait avoir le souffle court, encore tout cela malgré son ton à priori calme et posé.

Elle restait bouche bée infiniment calme. Buvant chacune des paroles avec patience découvrant l’implication concrète d’un projet fou qui se déroulait devant elle. Lorsque le docteur annonça que les huit minutes venaient de trouver leur fin, son visage se tourna vers elle avec cette expression indéchiffrable qui la caractérisait. Elle l’observa longuement avant de reporter son attention sur l’activité dans le hangar face à la baie vitrée.

- Vous avez peur. Je le vois. C’est toute votre vie, tout ce dont pourquoi vous avez œuvré….et si vous me montrez ça….c’est parce que mon manifeste est dans le vrai…j’avais raison, je le savais…j’avais raison.

Un premier sourire s’esquisse sur ses lèvres alors qu’elle semble plus apaisée

- J’ai réussi…j’ai réussi. Je sais ce que ça représente pour vous, je l’ai sous les yeux. Mais…. Jamais vous ne comprendrez ce que ça représente pour moi. J’ai réussi…je peux contribuer à changer…changer le monde….Je n’étais pas que l’accident d’une pute…je suis venue sur terre pour vous trouver, pour vous aider à sauver l’humanité. Il est là mon destin….c’est plus puissant qu’une force magnétique, que le plus grand mystère à élucider. Durant deux mois, je n’ai fait que ça…j’ai tourné, retourné…recommencer 1000 fois à zero…j’ai failli détruire mon couple, me fâcher avec ma famille parce que…parce que je SAVAIS que c’était là…à ma portée….comme un mot sur le bout de la langue qui ne voulait pas sortir.
J’ai vu au-delà…je ne visais pas l’équation, je visais la « fondation »…ma problématique a toujours été de réduire les distances et le temps dans l’espace….pour…pour que nous puissions gagner du temps.

Elle pleure sans s’en rendre compte en montrant d’un vaste geste le hangar devant elle.

- La science et la technologie…elles ne trouvent leur grandeur dans le progrès que dans des mains avisées et capables de leur éviter le plus noir de la nature humaine. Jamais je ne trahirai ce que vous venez de me dire. Mais….Vous êtes inconsciente de venir dans CETTE ville quadrillée par les agents Psy et l’œil, ils finiront par vous sonder, par tout savoir. Je connais le pouvoir qui dirige cette ville, je suis née dedans….quelqu’un comme Sage ou le gouverneur…Mr Kreele donnerait cher pour une technologie comme ça !
Vous devez….choisir vos appuis avec…discernement…ma mère…elle vous aidera….personne n’ai mieux placé qu’elle pour protéger juridiquement vos entreprises ICI. Elle ne comprendra pas la portée de tout ça non….mais si j’en suis…elle aidera.

Elle ferme à nouveau les yeux inspirant à fond, les tremblements nerveux la gagnant par intermittence.

- Je vais rédiger ma thèse sur les anti-neutrino. L’équation de résonnance doit être tenue secrète d’ici là. Formez une équipe restreinte sous haute confidentialité pour bosser sur son implication dès maintenant, je ferais ce que je peux pour aider et je veux être tenue au courant…Tout doit être tenu au secret jusqu’à la publication de la thèse pour le reste….je…je devrais arriver à la boucler en huit mois …six… si je speede et que j’ai accès à toutes les infrastructures. Mes travaux seront intégralement au nom de Centaurus pour ses exploitations et sponsorisé par vous… Ensuite, il faudra ouvrir une société écran pour l’exploitation terrestre du réseau de déplacement par trou de ver….si on possède le brevet terrestre, on arrivera à posséder celui pour l’aérospatial sans se faire « doubler ». Notre « partenariat » sera consigné par un contrat….ma mère va le superviser.
Je vous laisse gérer tout cela…je…j’en serais incapable…je ne veux pas détruire mon couple et ma famille en me perdant dans l’obsession comme ces derniers mois….je ne veux pas diriger…une équipe….c’est trop tôt…j’suis trop jeune….j’ai pas le recul…je suis désolé Docteur Payne, il va falloir m’aider, me freiner et m’empêcher de…de perdre les pédales. Je suis vraiment et sincèrement désolée Miss Payne…je voudrais être plus vieille, plus adulte et mature mais je…je vois mes limites, je suis désolé de freiner tout le projet ainsi, j’aimerai faire mieux….pour qu’on puisse y arriver plus vite. Je m’excuse…j’suis…si mauvaise et faible, je voulais juste être « votre parfaite élève ». Je ne suis pas…pas…je..

Elle éclata en sanglots, des vrais sanglots lourds et violents, des pleurs de petite fille malheureuse de ne pas être à la hauteur des attentes de son modèle. Des pleurs d’une jeune fille qui avait été trop loin et avait trop tiré sur la corde ces derniers temps. Derrière chaque sanglot, il y avait une autre vérité : celle de la fragilité de Jade Oldfield, de son assurance factice, de son génie réel mais fragile. Une simple adolescente complètement dépassée par les évènements

Elle semblait réaliser quelque chose. Mais quoi ? Pas mal de choses, manifestement. Bon, moi, honnêtement, les instants "grandes révélations de la vie" je m'en fous un peu, mais ça intéressait Kaylinn et je suis là pour être narrateur, pas pour donner mon avis. Donc... Jade semblait subitement se rendre compte de la portée qu'avait son manifeste. Oui, si la dame avait décidé de réunir trois des éléments les plus brillants du continent, c'était parce qu'elle avait vu quelque chose d'assez ouf, en fait. Jade venait de capter qu'elle pouvait changer le monde de manière durable, que c'était pour cette raison que Kay' avait pris un risque aussi énorme en lui montrant tout ça. Qu'elle n'était pas "que l'accident d'une pute". Aucune idée de ce qu'elle voulait dire par là, et en fait Payne non plus ne comprenait pas trop s'il s'agissait d'une métaphore, d'un euphémisme, ou d'autre chose, mais pour le moment ce n'était pas tellement le sujet. Si un jour miss Oldfield voulait en parler à sa patronne elle le ferait - Kay' n'était pas du genre à forcer les choses ou à trop faire la curieuse. Après il fallait bien l'admettre, pour la majorité des gens, elle s'en tapait en fait, de leur vie. Pas celle de Jade, mais la plupart des gens oui.

Le fait était que cette réalisation semblait avoir une importance presque capitale pour la pauvre Jade, et que Kaylinn n'en saisissait probablement pas toute la portée. Le destin, toutes ces choses-là, elle n'y croyait pas vraiment. Elle était 100% réaliste, au sens philosophique du terme. À ses yeux, l'univers n'était qu'une série d'incidents plus ou moins aléatoires dont le seul fil conducteur était l'ensemble de lois de la physique, qui régissaient cet univers bizarre et injuste. La vie n'était qu'une série de coïncidences qui s'étaient enchaînées pendant 6 milliards d'années, rien d'autre. Son existence aussi. Et à l'échelle universelle, elle savait qu'elle n'avait aucune forme de vraie signification ou quoi que ce soit d'autre. En revanche... Si elle parvenait à donner à l'humanité les clés de la galaxie, elle permettrait à toute l'espèce de devenir non plus une minuscule aberration invisible mais une vraie marque dans l'univers. Une marque qu'elle espérait positive - d'où son obsession pour le fait de n'envoyer que les meilleurs dans l'univers en laissant le pire de l'humanité s'entre-tuer pour le pouvoir, pour l'argent, ou par simple haine aveugle et crasse.

Jade se lança alors dans une tirade sur la grandeur et le progrès. Kaylinn détourna un peu le regard quand la jeune scientifique évoqua le fait d'éviter le plus noir de la nature humaine... Pour protéger cette science, elle avait dû DEVENIR cette partie noire de l'humanité. Elle était différente des autres "financiers" et autres parasites de l'humanité, car en dépit du fait qu'elle utilise les mêmes méthodes qu'elle, elle avait un objectif qui était bel et bien bénéfique pour l'humanité et non juste bénéfique pour sa tronche et personne d'autre. Cela voulait toutefois dire qu'elle ne pourrait pas faire partie du voyage - car en le rendant possible, elle était devenue une de ces personnes dont elle refusait qu'ils puissent monter à bord des grandes arches du futur. Elle avait fait la paix avec ce fait déprimant, évidemment. Ne jamais pouvoir observer de ses propres yeux le fruit d'une vie entière de travail. Mais elle savait que c'était pour le bien collectif.

Lorsque Jade évoqua Kreele, les agents psy, "l'oeil", et toutes ces choses-là, elle se contenta de sourire.

- Ne croyez pas, miss Oldfield... New Heaven est moins puissante qu'elle ne veut le faire penser. Je sais que miss Leitov surveille la ville et bien au-delà, qu'il y a des agents psy partout et des milices secrètes sur lesquelles je ne sais pas grand chose mais qui ont des intentions douteuses, au mieux... Mais parallèlement, toutes ces personnes sont obligées de négocier avec les lobbies, avec les personnalités militaires américaines, avec les grands industriels européens. En dépit de la prétention qu'a New Heaven d'être une cité du futur, elle est loin d'être indépendante. Si le gouverneur Kreele décidait de prendre de travers les industriels américains, ils perdraient tout. La majorité de l'électricité de la ville vient d'une compagnie américaine possédée à plus de 40% par le gouvernement US et le reste par Wall Street. Au niveau de la nourriture, New Heaven n'a littéralement aucune terre cultivable ou presque, juste quelques potagers. Son eau potable vient de complexes de purification insuffisants pour alimenter tout le monde de façon confortable, il leur faut de l'import : la Californie est un immense désert. Et malgré la puissance des mutants qui vivent ici, ils ne sont rien face à une armée entière appartenant à une nation. Même si le gouverneur parvenait à voler cette technologie, il ne pourrait rien en faire. Les matériaux nécessaires ne sont pas produits en Californie, encore moins à New Heaven... Et dieu sait s'il en faut beaucoup : si ces modèles étaient peu chers, nous en aurions des dizaines. Et à la place nous n'en avons que deux, des expérimentaux... Ils ont demandé des investissements immenses. Plusieurs dizaines de chargements de notre plateforme de minage orbitale. Des quantités de titane et de platine bien au-delà des moyens de New Heaven.

S'adossant contre une des consoles de contrôle, la brune continua :

- La politique est... un monde bien ennuyeux et irritant. Je dois faire avec car je n'ai pas le choix, elle fait partie du "jeu"... Mais il faut savoir que dans ce monde, ce ne sont jamais les personnes que l'on pense, qui ont le plus de pouvoir ou d'influence. Cela étant dit, je sais qu'il faut se méfier des hauts-fonctionnaires de New Heaven, ne vous en faites pas. Et ce serait un plaisir de discuter de tout cela avec votre mère, si elle a le temps évidemment, et si elle n'y voit pas de conflit d'intérêts : ce n'est pas pour rien que les lobbies existent. Qu'un haut dignitaire d'une nation rencontre des industriels est très mal vu et peut mener à des enquêtes de la SEC. Mais nous en rediscuterons, si vous le souhaitez... même si je ne vois pas pourquoi vous voudriez, volontairement, vous impliquer dans ce guêpier infâme.

La jeune étudiante reprit la parole au sujet de sa thèse, qu'elle voulait terminer. Kay' hocha la tête quand elle lui demanda de tenir l'équation de résonance secrète. En soi, cela ne lui posait aucun problème : même si les choses risquaient de mal tourner d'ici peu, quelques mois ne changeraient au fond pas grand chose au résultat final. Pour ce qui était de l'équipe restreinte, elle ne comptait même pas faire cela. Elle comptait juste faire ce qu'elle voulait faire au départ : confirmer cette hypothèse par une vérification standard par ses pairs, ni plus ni moins. Elle n'avait aucune envie d'avancer sur cette équation sans Jade. Ce projet était le sien, il avancerait donc avec elle. Quant au reste... Les sociétés écran, les brevets, ... Il s'agissait de détails pratiques. Au fond, la jeune chercheuse pouvait s'y intéresser si elle le voulait mais en soi ce n'était pas vraiment la partie la plus intéressante, au final.

Lorsqu'elle fondit en larmes par contre, Kaylinn ne sut pas trop comment réagir. Encore une fois : certains auraient eu l'instinct amical, d'autres un instinct maternel, et autres, mais Kay' n'avait aucun instinct de ce type... Elle était bien trop endommagée à ce niveau-là, pour pouvoir parvenir à adopter une attitude appropriée. Elle se contenta donc de poser doucement la main sur son épaule avec un petit sourire un peu gêné, non pas par ce déploiement d'émotions mais plutôt par son incapacité à trop savoir que faire.

- Écoutez, vous n'avez pas à être l'élève de quiconque. Vous n'êtes pas ici parce que vous avez été "la parfaite élève" mais parce que vous avez utilisé votre propre intellect. Votre propre intellect... vos propres capacités. N'essayez pas de m'imiter, vous finiriez mal. Et si vous aviez tenté de le faire, vous n'auriez jamais réussi à créer cette équation de résonance. Quant au fait de détruire votre vie personnelle... Je vous comprends, oui. Je l'ai fait, personnellement... Et j'ignore si j'ai pris la bonne décision. Il est trop tard pour moi mais pas nécessairement pour vous.

Retirant sa main de l'épaule de Jade, elle baissa le regard vers elle, la fixant de ses yeux légèrement luisants.

- Prenez le temps qu'il vous faudra. Le fait que vous soyez capable de voir vos propres limites vous place déjà au-dessus de la majorité des personnes, et même des gens qui travaillent ici, moi incluse d'ailleurs... Moi incluse. Quant au fait de ne pas être adulte, je ne l'étais pas non plus. Je ne vais pas vous raconter d'anecdotes mais croyez-moi, j'ai fait énormément d'erreurs dues à mon manque d'expérience, à mes débuts. Sur le plan personnel et professionnel d'ailleurs... Je me targue d'avoir les meilleurs éléments du monde mais j'ai déjà perdu des personnes par manque de maturité et de leadership pendant mes premières années. Vous n'avez donc pas à diriger quoi que ce soit. Quant aux aspects techniques... brevets, implications légales, laissez d'autres personnes gérer cet aspect barbant. Je suis sûre que votre mère sera en mesure de monter quelque chose de correct et de vous en expliquer les tenants et aboutissants, sans que vous n'ayez à vous abrutir avec ça.

La PDG se tourna alors vers le hangar, observant par la fenêtre d'observation toute l'activité qui avait lieu.

- Mais ne me prenez pas comme exemple, ni personne d'ailleurs. Inspirez-vous de ce qui est positif chez les autres mais ne tentez pas de suivre leur route... Je ne suis pas au fait de toutes les subtilités politiques de New Heaven mais je sais que votre mère a fait des erreurs, Kreele aussi, Leitov aussi, et j'en ai fait plus d'une... Au point où je ne suis plus éligible pour faire partie des personnes qui iront fonder cette future colonie. Devenez votre propre modèle et restez toujours critique, miss Oldfield. Pas paranoïaque mais critique. Le fait de vous méfier de moi n'est pas un réflexe malsain : rares sont les personnes ayant fait fortune de façon honnête, surtout de nos jours.

Elle finit par se retourner vers Jade, terminant :

- Je vais vous donner mon numéro - personnel, je veux dire. Si vous avez besoin de quelque chose, peu importe, même de vous "freiner" ou vous empêcher de perdre les pédales, ou d'un taxi, peu importe vraiment, n'hésitez pas, à n'importe quelle heure. Dans l'intervalle, je ne ferai rien avancer sans vous. Je ferai ce que j’avais prévu de faire : une simple vérification par vos pairs, afin de confirmer tout cela, mais c'est votre "bébé", pas le mien, finit-elle en souriant.

- Ce n’est pas « mon » bébé…c’est « notre » bébé…

Elle écrasa un dernier reniflement avant de poursuivre.

Vos paroles sont dures avec vous-mêmes, que vous le vouliez ou non vous êtes mon modèle Kaylinn Payne et si je comprends la douleur morale que vous vous infligez à ne pas participer à l’étape finale de ce projet sachez que quand ce jour viendra, nous serons coté à coté à les regarder partir…je n’en suis pas digne non plus. Je suis mentalement instable, ma mère biologique était une prostituée droguée de China Town et jusqu’à Ultimate ou mon chemin à croisé celui des Oldfield, je vivais dans les ordures dans la rue, j’ai déjà assassiné un homme à l’âge de 6 ans parce que je lui servais d’objet sexuel. Ma vie est et sera un chemin de croix, je le sais…je l’ai accepté. Je ne vous raconte pas cela pour me plaindre mais pour que vous compreniez à quel point je connais la noirceur de l’ame humaine, j’en suis son produit. Mais un jour je deviendrais mère…et je ferais tout pour que mes enfants puissent partir avec l’Arche.
J‘ai une autre exigence.
Je vous veux en directrice de mémoire de Thèse, je veux voir votre nom et le mien sur ce document, je veux que le monde sache que nous regardons dans la même direction. Ce n’est pas mon bébé, mes yeux ont vu mais c’est votre doigt qui m’a montré où regarder.
Ne minimiser pas votre impact sur ma vie : sans vous, cette équation, je ne l’aurais pas trouvé, c’est tout simplement la vérité. Je me suis intéressée aux anti-neutrinos uniquement parce que je voulais attirer votre attention et ensuite….votre vision m’a emporté plus loin…
Ce que vous faites ne vous appartient même plus, c’est au-delà….ça nous concerne tous.
Quelqu’un de mauvais ne pourrait pas être capable d’une telle abnégation dans le sacrifice, je le sais…Je le sens. Vous êtes complexe et torturée mais…vous n’êtes pas un monstre, ni inhumaine.
Vous avez à nouveau mon entière confiance.
C’est pourquoi vous allez réunir ces experts et commencer les recherches en application : on ne recule pas, on ne stagne pas. CE TRAVAIL n’attendra pas que je grandisse, c’est CA que je veux Docteur Payne !

Elle esquissa un sourire en s’essuyant les yeux, puis sortit de sa poche une petite bouteille de gel hydro alcoolique pour s’essuyer les mains. Puis lui tendit une main en guise de conclusion de négociation.

- D’accord…plus de modèle. Mais vous allez devenir mon professeur, que vous le vouliez ou non. Vous allez m’aider à ne pas faire les mêmes erreurs que vous. Je tiens à passer du temps avec vous, si vous en avez à m’accorder bien sûr. Laisser moi être votre apprentie. Vous acceptez ?

Elle jeta un dernier regard vers le hangar avant d’afficher un nouveau sourire.

- Ce qu’il me faut maintenant, c’est dormir…au moins deux jours ! Et après trouver le courage d’affronter ma mère pour lui expliquer que je plaque Maths sup pour venir rédiger ma thèse ici ? Des conseils pour lui faire passer le truc ?

Elle avait de nouveau l'entière confiance de Jade... S'agissait-il d'une confiance légitime ? Ou la jeune femme avait-elle tendance à "flip-flopper" à ce niveau-là ? Difficile à dire. Kaylinn avait fait le choix de croire en sa bonne volonté et son honnêteté. Moi... Je ne savais pas trop. Disons que faire confiance en la capacité de quelqu'un de 18 ans à prendre des décisions réfléchir, c'était être un BRIN optimiste, mais bon... Je ne suis pas là pour commenter mais pour décrire, hein, de toutes façons tout le monde s'en fout de mon avis. Donc, ouais... Miss Payne fut plutôt rassurée par ce retournement de situation et plutôt satisfaite de la tournure prise par les choses. Perdre Oldfield sur une connerie pareille, une maladresse stupide de sa part ? Elle aurait continué à avancer et vivre sa vie mais elle ne se le serait sûrement jamais pardonné. Il allait d'ailleurs falloir qu'elle apprenne à comprendre et gérer Jade, car elle avait manifestement fait pas mal de trucs et en avait vu des vertes et des pas mûres.

Fille de prostituée, victime d'abus sexuels, survivante d'Ultimate, ... clairement, l'existence n'avait pas donné à Jade les cartes les plus sympathiques du monde. En soi, d'ailleurs, Kaylinn avait vu et fait pas mal de trucs pas nets mais elle avait quand même emprunté une voie assez royale, par rapport à la jeune Oldfield. Son objectif final était que tout le monde puisse emprunter cette "voie royale", d'ailleurs, mais elle était encore loin de pouvoir l'atteindre hélas. Que Jade fasse sa thèse au sein des locaux de Centaurus ? Là par contre, elle ne savait pas trop si c'était même possible. Aux US en tout cas, il fallait que les thèses soient revues et approuvées par des professeurs approuvés de certaines universités spécifiques dans des domaines spécifiques et tout le tralala. Quant à New Heaven, elle ne connaissait pas toutes les subtilités du parcours universitaire local. Mais autant prendre les choses une par une... Sa mère était une experte légale, elle serait donc aisément en mesure de conseiller sa fille bien mieux que Kay' ne pourrait le faire à ce niveau-là. Elle répondit donc :

- Vous êtes instable, oui, la preuve en est votre réaction. Et vous avez vécu des choses... que bien des gens ne vivront jamais en une vie entière. Mais encore une fois, vous vous en rendez compte. Vous vous en rendez compte. Vous êtes capable de le détecter, de le comprendre, d'agir en fonction, vous voulez devenir une personne meilleure et vous faites au mieux pour y parvenir. Comme je le disais, cela vous place bien au-dessus de la majorité des habitants de la planète, miss Oldfield, dit-elle en souriant. Quant au fait de partir ou non... nous verrons déjà si nous arrivons à mener ce projet à bien de notre vivant. Vous savez, je me suis aussi faite à l'idée de mourir avant que ça ne soit possible mais je me dis que l'essentiel est de lancer le mouvement, de tracer la voie.

Maintenant il y avait la question plus technique... C'était certes flatteur, un honneur même, que Jade veuille la voir figurer sur sa thèse. Par contre, était-ce seulement possible ? Grande question.

- Concernant votre thèse, j'ignore si c'est possible à New Heaven, je pense que votre mère en saura plus que moi à ce niveau-là. Je peux aussi demander au légal, en fait... Je suis ravie de vous avoir inspirée en tout cas, tout comme le fait de ne PAS vous servir de modèle. Croyez-moi, chacun doit trouver sa propre route. La mienne m'a menée à des succès mais aussi des échecs que vous ne seriez pas prête à subir. Vous parliez de vos enfants, par exemple... à 44 ans, ma relation la plus longue a duré à peu près 6 mois. Serait-ce vraiment une voie que vous voulez suivre ? Je serais donc ravie de vous accorder le temps nécessaire pour vous faire part de mes échecs, afin que vous puissiez passer au travers. De là à parler d'apprentie après... Votre mère va être jalouse, signala-t-elle avec un ton joueur, montrant qu'elle déconnait à moitié. Et elle aurait des raisons parfaitement valables d'être inquiète, d'ailleurs.

Elle prit alors quelques instants pour réfléchir, avant de finalement sembler un peu perdue.

- Mais comme je le disais, j'ignore si vous pouvez ou non faire votre thèse ici au lieu d'une université. Il faudra que je me renseigne... Pour être honnête je ne suis même pas sûre que ça soit une si bonne idée. Le cadre universitaire est très propice aux découvertes et échanges inattendus, contrairement au cadre corporate - malgré mes efforts pour encourager les échanges. Vous auriez toutefois un accès à nos locaux, évidemment. Mais d'ici là, il me semble que dormir serait une idée plutôt constructive, oui !